1 livre et 5 questions à son auteur, pour lui permettre de présenter son œuvre
5 réponses pour vous donner envie de vous y plonger
SOPHIE LOUBIERE
Titre : De cendres et de larmes
Editeur : Fleuve
Date de sortie : 03 juin 2021
Lien vers ma chronique du roman
Ce pourrait être une famille ordinaire, si ce n’est que les emplois du couple sortent de l’ordinaire…
Il est vrai que j’ai choisi deux métiers bien particulier pour Christian et Madeline, tu as raison de souligner car cela a beaucoup d’importance : ces métiers s’opposent et se complètent à la fois, comme le yin et le yang, le blanc symbolisant ici la vie que Madeline s’évertue à sauver, et le noir, la couleur du deuil, que Christian côtoie chaque jour. C’est cette fausse complétude qui va peu à peu égratigner l’équilibre du couple, l’un trouvant son épanouissement dans l’accompagnement des familles dans le chagrin (comme il se plaisait à fleurir les squares lorsqu’il était jardinier municipal), l’autre se heurtant à des missions de plus en plus âpres, éprouvantes et sombres (morts violentes, maltraitances, suicides…).
De façon très progressive et insidieuse, le couple se fissure, perd sa cohérence. Christian, ce papa-poule jusqu’alors dévoué aux enfants, cet homme effacé derrière sa femme dont il s’employait à favoriser la carrière, se sent soudain investi d’une mission. Et Madeline se laisse gagner par le sentiment que quelque chose menace plus que son couple, quelque chose qui ne s’éteint pas avec une lance à eau.
Tu as particulièrement travaillé l’ambiance de ce récit…
Si je devais donner une image explicite à ce livre, j’évoquerais volontiers celle d’une partition crescendo, structurée comme le Boléro de Ravel : la tension monte progressivement, de façon presque mécanique. J’ai fait le choix de raconter l’histoire à partir des différents points de vue des membres de cette famille. Les trois enfants ont chacun une perception particulière de cette maison et de son environnement. Eliot, pétochard, plutôt mal dans sa peau, va mettre ses nerfs à rude épreuve dans ce cimetière. Anna en fera un lieu de jeu où se développe son imaginaire surprenant, et Michael y puisera l’inspiration pour la création d’une chaîne You-Tube, de quoi éclaircir de sombres pensées concernant le secret de son père. Madeline et Christian Mara sont aussi sous l’influence de ce décor, ce huis-clos dans un cimetière : prenant son rôle de « gardien des morts » très au sérieux, Christian s’autorise à renouer avec une part artistique, enfouie en lui de longue date, et à extérioriser ses pulsions. Madeline, elle, se questionne beaucoup sur la finalité de son métier : sauver ou périr, n’est-ce pas prendre le risque de perdre ses proches, dans les deux cas ?
Ce livre est tout en nuances d’émotions, une large palette…
Ce sont les émotions de la vie : la joie et la tristesse, la légèreté et la dureté, la douceur et la rudesse, la sensualité et la froideur de certains instants. Un roman noir, ce n’est pas forcément des truands, des loosers, des alcolos et des femmes fatales, victimes ou prostituées au grand cœur qui tirent la gueule à longueur de page. Il faut sortir des clichés des néo-polars des années 60, écrire en harmonie avec son époque. Ici, il est question de repas en famille, d’un couple qui fait l’amour dans l’escalier, d’un bébé qui va bientôt naître dans un véhicule de pompier, des flammes qui dévorent Notre-Dame, d’une présence mystérieuse dans le cimetière, de harcèlement à l’école, d’un gardien de cimetière retraité un peu fêlé, d’un chat blanc qui disparaît, d’une fillette qui bavarde avec les morts et d’un homme qui se remet à peindre comme on se jette à l’eau.
L’art est un thème central du roman…
Les toiles que peint Christian sont inspirées de l’œuvre d’une artiste Belge dont le travail m’a bouleversé d’autant plus fort que je connaissais une part de son histoire. Chacune d’elles révèle une émotion. Ces œuvres sont comme un murmure, un chuchotement ou un cri. Elles m’ont inspirés le travail et la démarche artistique de mon gardien de cimetière. Là est la référence la plus forte à Shining de Stephen King. Un gardien de l’absence et du vide (ce grand hôtel inquiétant rempli de fantômes) profite du temps libre que lui offre ses nouvelles fonctions pour laisser libre court à sa créativité. Ce qui se révèle de cette démarche n’est pas sans conséquence sur lui et sa famille. Je connais bien cette problématique de l’artiste envahit (voire dévoré) par son œuvre : l’écriture influe sur mon humeur et celle de ma famille. L’exigence artistique est un prix fort à payer sur soi et ceux que l’on aime. Beaucoup de sacrifices sont faits sur le temps libre et les week-ends pour un auteur. Parfois, aussi, l’on se questionne profondément sur soi en nous glissant dans la peau de nos personnages. Le tout est de ne pas se perdre en chemin et de revenir à la réalité – et vers la lumière…
Sans trop en dire, c’est aussi un livre sur le deuil…
Oui. C’est le thème sous-jacent du roman : le deuil passé, le deuil présent et le deuil à venir, la mort d’un proche que l’on cache aux enfants, un défunt dont on ne parle jamais ou seulement à voix basse… On a longtemps considéré la mort comme un sujet tabou dans les familles alors qu’au Moyen-âge, elle faisait partie du quotidien. Les cimetières n’étaient pas encore relégués aux portes des villes (ce qui se fera plus tard pour éviter de contaminer la population lors des grandes épidémies comme la peste). Dans certains pays, on trouve des cimetières où l’on peut se promener comme dans un parc, au milieu des tombes. Cela n’a rien de triste ou de morbide : la mort fait partie du cycle de la vie. Plus que jamais, la pandémie mondiale interroge notre rapport au deuil, nous rappelle que la mort peut nous toucher ou toucher l’un de nos proches à tout moment. Cela ne doit pas être vécu comme un malheur ou un drame, mais comme une opportunité qui se présente à nous pour mieux appréhender cette éventualité, mieux vivre ce moment lorsqu’il se présentera à nous. Le chagrin n’est pas quelque chose de triste. Il est l’expression d’une émotion puissante faite de regrets et d’amour, ce que nous ressentons au plus fort de la perte. Nous devenons peut-être un peu plus « raisonnable » en acceptant de vivre le deuil non pas comme une épreuve mais bien comme une étape de la vie. Si ce roman peut permettre au lecteur de comprendre cela, alors j’aurais partagé avec lui plus que je ne l’espérais.
Et si vous voulez aller plus loin, allez lire le blog que Sophie Loubière a consacré à l’écriture de ce roman, en suivant ce lien.
Photo : (c) Philippe Matsas
Catégories :Interviews littéraires
En voilà un que je lirai sûrement !
Très bel échange entre vous deux et qui donne une bonne impression de ce sensible roman…
Ah mais je comprends mieux certaines choses maintenant !