Interview – 1 livre en 5 questions : Gamine guerrière sauvage – Eric Cherrière

1 livre et 5 questions à son auteur, pour lui permettre de présenter son œuvre

5 réponses pour vous donner envie de vous y plonger

ERIC CHERRIERE

Titre : Gamine guerrière sauvage

Editeur : Plon

Date de sortie :

Lien vers ma chronique

Il y a les livres d’histoires. Et puis ceux de personnages. Même s’il y a un vrai sujet de fond dans ton nouveau livre, j’ai envie de le classer dans la seconde catégorie. Qu’en penses-tu ?

En ce qui me concerne, il y a d’abord eu, avant même l’idée d’un personnage, un thème que je voulais aborder : le rapport, aujourd’hui, d’un très jeune issu d’une classe sociale modeste avec le monde. Moi et le monde. Un monde à la fois proche et inaccessible. Celui de la pub, des marques, celui que les clochards peuvent voir depuis leurs trottoirs lorsqu’ils passent devant des vitrines qui vendent des produits à portée de regard mais pas à portée de mains car il y a trop de frontières entre ces biens là et ce clochard qui les voit en permanence. Ce clochard et ce qu’il pense des boutiques, c’est une image que j’avais en écrivant. Je pense que les ados, aujourd’hui, sont dans cet état d’esprit, souvent, devant l’écran de leur smartphone, cette porte ouverte sur le monde,  « transparente » mais fermée à quintuple tour. Un monde merveilleux promis mais dont ils découvrent peu à peu qu’il est un mensonge. Cette promesse là, elle est cynique car il y a des frontières infranchissables, partout, physiques, virtuelles, cognitives, sociales, et numériques, j’ai essayé de les écrire.

C’est là que le personnage a surgi. Maud, jeune fille enragée, une fureur. J’en ai fait l’incarnation de ma propre colère, tout ce qui m’habite d’agressivité et de questionnements, Je lui ai prêté beaucoup de souvenirs personnels, d’enfance et d’adolescence. J’ignore pourquoi j’ai choisi d’en faire une fille plutôt qu’un garçon. En fait, je ne sépare jamais le monde entre fille ou garçon. Je sais que la société fait cela, mais moi non. Pour moi, et c’est encore plus vrai quand j’écris, le monde se sépare juste en deux camps. Les pauvres et les riches.

A la différence de mes deux premiers romans, j’ai éprouvé pour celui-ci le besoin de ne pas avoir recours à un plan, ne pas dérouler une histoire pré-établie, une trame minutieusement confectionnée. J’ai un point de départ, j’ai l’idée d’un point d’arrivée (qui bougera ou pas), la dernière page a été écrite (je ne l’ai pas conservée mais elle a été un repère qui m’a aidé à naviguer). Ce qu’il y a entre les deux pôles du début et de la fin, tenait davantage d’une intuition, et j’essaie de conserver cela le temps de l’écriture : écrire en découvrant ce qui va arriver. Que l’histoire naisse des décisions des personnages. Et surtout de Maud car c’est elle qui cannibalise tout. Elle me dit où aller. Je la suis.

Très vite, il était clair que ce roman serait l’histoire du bras de fer d’une adolescente avec le monde. Maud est le personnage principal et le point d’ancrage du livre, elle en est la narratrice et par ses actes, le moteur de l’action. L’histoire est le combat qu’elle mène contre le déterminisme social. Arrivera-t-elle à contraindre le monde ou sera-t-elle broyée ? Je n’en savais rien. C’est le texte, à mesure que je l’écrivais, qui infléchissait le combat engagé.

Donc roman de personnages, assurément, oui, car chaque mot du roman, est l’expression du regard de Maud sur ce qui l’entoure. Nul contrepoint extérieur, jamais, ne vient contredire ou mettre en perspective la parole de Maud. Il n’y a que ses actes, leurs conséquences et l’enseignement qu’elle en tire.
J’ai aussi essayé d’écrire un roman d’initiation, mais sans mentor, sans leçon de vie. Sans cynisme non plus, car Maud est en empathie avec chaque victime de l’existence. Et lorsqu’elle sera amenée à franchir la ligne rouge, c’est dans l’assurance au fond d’elle de rester en accord avec la ligne de conduite qu’elle s’est fixée pour sauver les siens.
Le roman tout entier s’est alors articulé autour de l’idée de la place dans le monde qu’un individu espère. Et ce qu’il va faire pour l’obtenir. Jusqu’où il est prêt à aller. En terme de risque physique, social et moral.

Avec ce récit, on est à l’opposé du coté bien-pensant, à l’image de ton étonnante héroïne…

Oui, on va dire que la morale est assez funambule. Je dirais que c’est ce que permet la fiction, et c’est pourquoi j’aime la fiction. Pour la possibilité de franchir toutes les barrières, y comprit morales. Si j’écrivais un récit, ou alors un texte inspiré d’une histoire vraie, comme on en voit tant, je sais que je ne m’accorderais pas cette absolue liberté morale. C’est à dire celle de ne pas juger. Ne pas juger, une fois encore c’est ce que, pour moi, permet la fiction. ce qui ne veut pas dire que la fiction est déconnectée du réel, mais qu’elle n’y est pas chevillée. En d’autre terme, je dirais que dans le cadre d’une histoire vraie, je ne pourrais pas ne pas juger Maud et ses actes. Je la détesterais. Je pourrais essayer de la comprendre, mais je n’arriverai pas à l’aimer. Alors que dans une fiction, je me sens autorisé à l’aimer. Quoi qu’elle fasse. Même si c’est le pire.

Je n’ai pas lu la série Millénium, mais j’ai vu les films. A un moment, j’ai pensé à Lisbeth Salander. hacking et jeune fille oblige, je savais qu’on me parlerait d’elle, et Maud m’est alors apparue comme une cousine très lointaine de Lisbeth. Sauf que Maud ne s’attaque pas à des pédophiles, mais à de pauvres retraités ! C’était important pour moi que ceux à qui elles s’attaquent soient de pauvres gens. des gens comme elle et ses parents. Que ça la salisse. Que ça salisse les rêves d’humanité de son grand-père et les siens à elle. Au lecteur ensuite de décider jusqu’où il la suit. Moi, c’est jusqu’au bout.

La notion de famille est très présente tout au long de l’histoire…

A l’origine, il y a la volonté d’écrire un polar sur une famille, heureuse, aimante, et qui va socialement chuter mais qui dans l’adversité, restera unie jusqu’au bout. Évidement aussi unis dans le crime.

Avant de commencer à écrire, il y a eu deux années à « dialoguer » avec les personnages. Afin de les connaître, connaître cette famille. Quand je marche, quand je conduis, quand je cuisine…, je les écoute. Je pense à eux comme à des proches, leur demande de me répondre. A l’intérieur de ma tête, j’ai ainsi dialogué avec beaucoup de familles possibles avant d’en découvrir une et la choisir. Elle est faite de beaucoup de figures personnelles, maternelles, paternelles. De grand-parents aussi. Il était très important d’écrire cet amour au sein d’une famille, ces gens qui sont si différents mais qui s’aiment profondément, qui s’aiment plus qu’eux même en un sens, c’est je crois ce que m’a appris ma mère. J’ai donc beaucoup convoqué mes souvenirs personnels, ma propre famille, même si nous n’étions pas une famille de malfaiteurs ! Des gens avec un charisme, mais « normaux », pas des archétypes. Des fois, je me disais aussi, il faudrait que ce soit comme dans un roman de Jean-Paul Dubois, sauf que les personnages sont en plein polar. Ne jamais perdre de vue leur humanité. Voilà ce que je voulais écrire.

Est-ce-que c’était aussi une manière de parler de l’adolescence et de la manière dont on se construit ?

Au contraire, je voulais écrire une famille où ce sont les enfants qui se comportent en adultes. Les parents, ce sont eux qui se sont perdus, qui n’ont plus de repères.

J’ai pas mal de retours en ce sens, d’ados mais aussi de retraités qui me disent que le texte leur rappelle un sentiment de leur jeunesse prête à tout déboulonner. En ce qui me concerne, je dirais juste que cette histoire, lorsque je l’écrivais, me rappelait ce gamin que j’étais et qui convoquait seul dans sa chambre un monde imaginaire nourri des histoires que lui racontait son père, il m’a fait découvrir Buzzati, son désert des tartares, Gabriel Garcia Marquez, et puis Les effrois de la glace et des ténèbres de Ransmayr, ce qui a changé ma vie, et avec quelques feuilles de papier, un crayon, le jeune garçon que j’étais, jeune ado, en a fait des nouvelles, des scénarios, bref toute une histoire. Elle est là, en pointillé, dans ces pages encore. Voilà ce qu’a pour moi été l’adolescence, une évasion et une affirmation de soi , voire une révolte grâce à la fiction. Et c’est à cela que je pensais aussi en écrivant Gamine Guerrière Sauvage, lorsqu’elle imagine tous ces scénarios pour sortir du trou. Sauf que elle, elle les met en pratique !

J’ai trouvé ton approche assez différente de celle de ton précédent roman. Tu l’as ressenti durant la phase d’écriture ?

En fait, non, pas vraiment. Pour moi, il s’agissait de filer certains thèmes déjà présents dans Mon cœur restera de glace.  La volonté de ne juger personne, montrer des gens qui font comme ils peuvent avec la vie. Et surtout continuer d’explorer ce rapport de l’individu avec le monde, notamment. Cette manière dont la grande Histoire agit sur nos vies à tous. Simplement dans Gamine Guerrière Sauvage, les conflits, les bouleversements du monde sont différents. On ne parle plus de guerres mondiales qui structureraient nos vies, mais de cabinets de réflexion, des politiques, des think tank qui conçoivent des théories qui vont avoir une influence sur nos existences.

D’ailleurs, j’imaginais que les personnages de Gamine Guerrière Sauvage, étaient les descendants de ceux de Mon cœur restera de glace. On est géographiquement au même endroit.

Ce qui change, peut être, c’est que dans Mon cœur restera de glace, il n’y a pas vraiment de place pour l’espoir, pour espérer tordre le cou au destin, alors que dans Gamine Guerrière Sauvage, la rage et la fureur qu’abrite une jeune fille intelligente peut, à sa façon, triompher du cynisme. Mais pour cela, il lui faudra arpenter un chemin de ténèbres. C’est ce que j’écrirais si je raconte un jour la suite de la vie de Maud.



Catégories :Interviews littéraires

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10 réponses

  1. Aude Bouquine – « Lire c’est pouvoir se glisser sous différentes peaux et vivre plusieurs vies. » Ici, je lis, je rêve, je parle de mes émotions de lectures, avec des mots. Le plus objectivement possible. Honnêtement, avec respect. Poussez la porte. Soyez les bienvenus dans mon univers littéraire.

    Passionnant !!!

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      Je trouve cette interview unique et très forte ! Et pourtant, j’en ai fait beaucoup 😉

      • Magnifique interview, j’ai suivi Maud jusqu’au bout….

        • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

          oui, un personnage qu’on n’oublie pas !

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      oh oui ! Une interview d’une rare intensité

  2. Je suis justement en plein dedans, et je n’arrive presque pas à le lâcher pour au moins dormir un peu!
    Et cette interview apporte un éclairage supplémentaire sur l’inspiration qui a guidé la création de Maud, un personnage comme je n’en avais jamais rencontré…

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      ce personnage est extraordinaire. On en rencontre effectivement peu comme ça

  3. J’ai suivi Maud avec délectation et sa rébellion contre cette société qui broie les plus faibles m’a subjugué…. et la lecture de ce brillant entretien m’a permis de pousser plus loin cette lecture ! Merci

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      merci pour cet enthousiasme Martine ! Oui cet entretien est passionnant

Rétroliens

  1. Gamine, guerrière, sauvage – Eric Cherrière – EmOtionS – Blog littéraire

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