Bienvenue dans Le dernier étage du monde, un endroit inaccessible au commun des mortels, réservé à une seule « élite ». Bruno Markov va vous le faire visiter en long et en large, jusqu’aux moindres recoins, placards et passages secrets compris.
Victor est un surdoué. Et un jeune homme détruit, dépressif, suite au suicide de son père. Il n’a qu’un objectif pour sortir de son état, la vengeance. Faire payer les responsables.
Victor va se comporter comme un espion infiltré. Sauf qu’il ne travaille que pour lui, que pour son but ultime.
L’art de la guerre (moderne)
Sa cible : le monde des cabinets de conseil, qui font la pluie et le beau temps dans ce monde capitaliste, bien davantage que n’importe quel gouvernement.
Ses armes : sa capacité hors norme à maîtriser les algorithmes et l’intelligence artificielle. Une tête, comme on dit. Ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui vont l’entourer dans l’ascension sociale qu’il projette.
Il va côtoyer nombre de personnes qui vont profiter de ses talents pour les vendre au prix fort. Et lui-même devra se brader pour arriver à ses fins, dans ce monde du conseil ; marchands de vent. Qui pour beaucoup ne créent aucune valeur dans cette société mercantile. A citer régulièrement L’Art de la guerre, le livre de Sun Tzu, à bon escient.
Bruno Markov n’est pas un opportuniste qui s’empare d’un sujet à la mode. Il a travaillé 12 ans dans ce monde-là, particulièrement autour des IA et de la stratégie d’innovation. Bossant pour de grandes banques et de grands groupes. Autant dire qu’il sait de quoi il parle, connaît les arcanes du système.
Brillant et heurtant
Séduire, conquérir, soumettre. Le credo de ces cabinets conseil, où la réussite (individuelle) prime sur tout le reste, même s’il faut écraser les gens et les entreprises audités. L’auteur a d’ailleurs intégré des passages sur l’horreur des suicides chez France télécom durant les années 2000 qui font froid dans le dos.
Comme le dit un personnage, l’un des commandements du milieu est « Baisez vous les uns les autres ».
Ce sujet et ces manières de faire et d’être vous hérissent le poil ? Pourquoi lire ce livre, alors ? Réponse : parce qu’il est tout simplement brillant ! Du début à la fin, à tel point que c’est l’un des romans les plus prenants et enthousiasmants de ces derniers mois.
Tout y est, un environnement plus vrai que nature, des personnages forts et ambivalents, une vraie intrigue à étages, et une écriture vive et puissante. Pour un premier roman, c’est tout simplement impressionnant.
Cynisme
Il fallait un sacré talent pour arriver à me prendre aux tripes, à m’immerger à ce point dans un univers aux pratiques qui vont à l’encontre de mes valeurs.
Par quels miracles ? Celui de réussir à nous faire comprendre les codes, les règles et les mécanismes. Celui de dépeindre des personnages terrifiants mais qui restent humains. Celui aussi de nous faire réfléchir sur nos sociétés actuelles et les dérives exponentielles qui nous font foncer dans le mur tête baissée.
Extrait parlant : « L’essentiel des conversations vise à démontrer notre hauteur de vue sur un monde qui ne peut qu’aller dans le bon sens, puisqu’il nous accorde ses premières places. Certes, il y reste quelques petits challenges à relever – changement climatique, inégalités galopantes, érosion des ressources naturelles et de la biodiversité, économie sous perfusion permanente – mais, dans l’ensemble, le système est en passe d’atteindre sa meilleure version. Nous ne sommes plus très loin du but ».
Quel cynisme, n’est-ce-pas ? Ces marchands du conseil croient dur comme fer à cet objectif. Et tous les moyens sont bons pour atteindre ce fameux dernier étage. Pour le cabinet, comme (et surtout) pour l’individu aux dents longues qui y travaille.
Virus d’entreprise
Le conseil en entreprise, c’est comme un virus, une fois entré il se développe à vitesse grand V aux sein de toutes les cellules de l’organisme noyauté.
Victor, du fond de sa dépression, décrit bien son état d’esprit et ce qui l’entoure : « La noirceur, c’est comme les cafards et les consultants : dès qu’elle s’insinue chez vous, impossible de vous en débarrasser. Vous en nettoyez une trace et le lendemain, trois autres apparaissent. Seule solution : déménager ». Lui va donc s’installer dans le système.
Pour arriver à ses fins, il va devoir changer d’image, changer de costume, se créer un personnage. Jouer au caméléon. Mais à force de se comporter autrement, à trop vouloir ressembler à son objectif, le risque de se perdre est immense.
Victor veut se venger, c’est son seul objectif. Et pour cela, il doit détruire sa cible. Coûte que coûte, par tous les moyens, y compris tous ceux qu’il combat.
Vengeance vs justice
Mais la vengeance n’est pas la justice. Comme il le dit avec impudeur : « Mais le monde est rempli de cocus irréprochables. Et c’est justement par la morale, la justice que l’espèce dominante vous baise. A trop vous préoccuper du bien et du mal, vous renoncez à vous salir les mains, à la battre à son propre jeu. Vos états d’âme l’arrangent bien ».
La grande force du livre, c’est que Markov a réussi à construire une vraie œuvre romanesque, bourrée de surprises et de péripéties, autour de l’ascension fulgurante de cet infiltré. Une version française digne des grands romans américains sur l’ascension sociale, comme Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe.
Une peinture très réussie du monde actuel, du moins de la partie qui le régit. Une vision juste du monde, qu’elle nous plaise ou non. Cette société du paraître que nous alimentons tous, consciemment ou non. A la recherche toujours plus poussée de la satisfaction immédiate. Et tant pis si nos données les plus personnelles servent à alimenter le système, à le nourrir jusqu’à l’indigestion. Parce qu’elles n’ont pas de prix pour tous ces cabinets.
Capitalisme et sentiments ?
L’auteur use avec brio de cynisme et de sarcasme. Instillant de la tension et de la paranoïa pour rendre l’intrigue encore plus prenante. Mais aussi en développant des émotions puissantes et qui sonnent juste. Le capitalisme à outrance pourrait-il laisser de la place pour les sentiments ? Absolument !
C’est bien l’ingrédient essentiel pour faire vibrer le lecteur, le faire même parfois s’attacher à des personnages ambigus, à prendre quelquefois fait et cause pour une vendetta, à ressentir ce que les personnages vivent. A croire à l’histoire.
Splendeur et décadence du système
Et puis, à le faire réfléchir aussi, en lui offrant les données pour alimenter cette réflexion. Le roman est touffu, très documenté, mais jamais rébarbatif, pas une seconde. De quoi se poser les bonnes questions sur le fonctionnement du monde, sur l’éthique, sur la morale. Et l’ensemble des relations interpersonnelles, jusqu’à l’amour.
Splendeur et décadence du système qui tient par la peur (du vide), Le dernier étage du monde est autant une description sans concession des mœurs de notre temps, qu’un formidable roman à suspense. Vrai, immersif à en donner des frissons, dérangeant, heurtant, mais aussi profondément humain.
Pour son premier roman, Bruno Markov réussit un coup de maître, avec ce roman sacrément prenant, écrit à la perfection. Un coup de foudre littéraire, électrisant au possible.
Lien vers l’interview de Bruno Markov au sujet de ce roman
Yvan Fauth
Sortie : 25 août 2023
Éditeur : Anne Carrière
Genre : Roman de notre temps
Prix : 22 €
4ème de couverture
L’art de la guerre consiste à soumettre son adversaire sans le combattre. C’est ainsi que le père de Victor Laplace s’est fait détruire. C’est ainsi que le jeune Victor espère venger sa mémoire, en s’infiltrant au cœur même du système qui l’a brisé. Sa stratégie est claire : se faire embaucher dans le prestigieux cabinet de conseil que dirige son ennemi, l’approcher pas à pas, l’écouter patiemment dévoiler la recette de ses triomphes, l’accompagner dans son ascension en attendant l’ouverture, la brèche où il pourra s’engouffrer. Une partie d’échecs pour laquelle l’apprenti possède une arme décisive : sa maîtrise des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Car à l’heure où le succès ne répond plus au mérite ou à l’intelligence, mais à d’autres règles sociales qu’on peut traduire en équations, celui qui sait les déchiffrer peut à tout moment renverser le jeu en sa faveur. Mais à quoi devra renoncer Victor Laplace pour parvenir au dernier étage du monde ?
Dans une variation sur le thème des Illusions perdues, teintée d’un esthétisme à la Tom Wolfe, Bruno Markov réinvente le mythe de la réussite individuelle à l’heure des nouvelles technologies. Captivant, émouvant et subversif, Le Dernier Étage du monde offre un grand huit romanesque qui s’empare des questions éthiques les plus brûlantes autour de l’intelligence artificielle et de l’économie de l’attention.
Catégories :Littérature
Merci pour la découverte mais je sais que je ne le lirai pas ! :-/
C’est bien dommage, premier roman, tu aimes les défendre habituellement
Oui mais là c’est pas dans mes domaines, quoique…..Premier roman français, tu dis ?
Premier roman français oui oui, ta came, même sur un sujet à priori pas dans ton spectre (ni vraiment le mien, et voilàle résultat)
Bon il est en commande , na !
En terme de longueur de chronique, je crois qu’on est raccord : tellement de choses à dire de ce premier roman (brillant) ! Merci de me l’avoir conseillé, tu sais à quel point j’aime découvrir de premiers romans. Celui-ci est vraiment incroyable à tous les niveaux!
Oui c’est clairement l’une des plus longues chroniques du blog, en 10 ans 😉. Mais il y a tant à dire sur ce formidable premier roman !
J’attendais avec impatience la sortie de ce roman. Merci Yvan pour ce bel article ; cela m’a confortée dans mon envie de le lire. J’ai hâte de découvrir les rouages développés par l’auteur dans cette histoire originale.
Bonne immersion alors, le voyage sera marquant !
Sujet intéressant ! Merci Yvan 🙂
Et tellement bien mené !
On dirait un roman, ta chronique. Mollo mon banquier qu’il a dit. Mollo. 😂
Merci à toi pour la chronique 🙏🥰
T’as raison, j’en ai fait un roman de ce ressenti, mais ce roman le mérite !
Mais tu as très bien fait. On sent ton engouement et ça fait plaisir à lire.