1 livre et 5 questions pour permettre à son auteur de présenter son œuvre
5 réponses pour vous donner envie de vous y plonger
Interview de BRUNO MARKOV
Titre : Le dernier étage du monde
Sortie : 25 août 2023
Editeur : Anne Carrière
Lien vers ma chronique du roman
Si ce livre est si immersif, c’est parce que vous connaissez bien le milieu que vous décrivez. Ce qui explique sans doute aussi le ton cynique utilisé…
J’ai travaillé plus de douze ans dans ce milieu, cela m’a permis de prendre quelques notes ! Ce qui m’a particulièrement intéressé, c’est la comédie qui s’y trame : ce personnage que chacun se construit, impeccable et sans faille. Ce « savoir être » auquel il faut se conformer pour pouvoir prétendre aux meilleures places. Une imposture généralisée, à laquelle on finit par prendre part sans s’en rendre compte.
Chacun se persuade qu’il est réellement cet avatar, ce modèle de réussite qu’il met en scène toute la journée : au bureau, sur les réseaux sociaux, en rencard ou en soirée… Et derrière ce masque, peu à peu, toute singularité disparaît. Heureusement, presque personne n’arrive à s’effacer complètement, ce qui permet d’apercevoir des brèches, de brefs instants de vérité où l’on peut trouver ces gens touchants, ridicules ou simplement humains, en dépit de tous leurs efforts.
” … par quels mécanismes un jeune homme idéaliste et romantique finit par devenir un pur produit de ce système “
L’histoire tourne autour d’un homme qui décide d’infiltrer le système, pour ce venger, au risque de perdre son âme. Mais vengeance n’est pas justice…
Oui, c’est au nom de nobles intentions que Victor veut gravir les étages du monde – du moins, au départ. L’homme qui a poussé son père au suicide, quelques années plus tôt, est devenu un puissant homme d’affaires, influent et admiré : avant de pouvoir lui nuire, il doit se hisser au même niveau que ce prestigieux adversaire. Ce qui implique d’apprendre les règles du jeu, celles dont il tire son pouvoir, dans l’optique de les retourner un jour contre lui.
Si j’utilise la voix de Victor, un surdoué de l’intelligence artificielle, comme narrateur principal, c’est pour décortiquer comment son esprit se laisse corrompre au fil de sa progression, jusqu’à penser comme un algorithme. Par quels mécanismes un jeune homme idéaliste et romantique finit par devenir un pur produit de ce système, optimisé pour réussir sur tous les terrains – en séduction comme en affaires. Je voulais que le lecteur soit complice de cette ironie dramatique, qu’il assiste à l’effondrement d’un personnage en constante ascension. Notamment à travers son histoire d’amour avec Constance, triste témoin de cette métamorphose.
Votre roman n’est pas qu’une peinture d’un milieu, c’est une vraie œuvre romanesque, où les sentiments jouent une place essentielle…
Le risque à vouloir traiter d’intelligence artificielle, c’est d’écrire un récit trop conceptuel, désincarné. J’ai voulu prendre le problème à revers, en parlant des humains qui se trouvent derrière les algorithmes : à quoi pensent ceux qui font penser les machines ? Et de montrer que derrière l’économie de l’attention, la désinformation, la société de surveillance… Il y a tout un océan primitif de désirs, d’émotions mal digérées, de rêves de gosses et de mythes à propos du bonheur.
Même un personnage comme Peter Cooks, ce milliardaire de la Silicon Valley visiblement coupé de tout affect – sorte de croisement entre Peter Thiel et Elon Musk –, trouve l’inspiration de ses startups dans les romans de science-fiction qui ont nourri l’imaginaire de son enfance… Manque de bol, la plupart étaient des dystopies, écrites pour nous mettre en garde.
” je voulais montrer plutôt que démontrer, donner à voir la perversion de notre modèle de réussite “
Avez-vous fait le choix de la fiction comme un bon vecteur pour comprendre et réfléchir le monde ?
En effet, je voulais montrer plutôt que démontrer, donner à voir la perversion de notre modèle de réussite, y compris pour ceux qu’on présente comme ses grands vainqueurs. Presque tous les personnages du roman ont en commun de subir les règles du jeu, alors que de loin, ils donnent l’impression de les écrire. Pour atteindre une position de pouvoir, chacun doit prouver qu’il souscrit à l’idéologie dominante et qu’une fois décideur, il ne décidera de rien qui puisse remettre en question le statu quo.
Victor, comme beaucoup d’autres, se croit plus malin et veut duper le système, tourner ses règles à son avantage – notamment grâce à sa maîtrise des algorithmes. Mais ne dit-on pas que la banque gagne toujours ?
L’action du roman se déroule en 2019-2020. Depuis, la marche de ce que vous décrivez, dont les avancées de l’Intelligence Artificielle, semble encore s’accélérer…
Oui, la démocratisation récente de l’IA générative a fait ressurgir des débats qui existaient déjà, il y a quelques années. L’affaire Cambridge Analytica nous avait déjà alerté sur la puissance des algorithmes de désinformation. L’histoire de Tay, ce chatbot de Microsoft lâché sur Twitter et devenu raciste en quelques heures, nous avait déjà alerté sur leur propension à refléter nos préjugés, donc à les renforcer. Les révélations de Snowden, l’exemple de sociétés comme Palantir ou du crédit social en Chine nous avaient déjà alerté sur la forme que pourrait prendre une société de surveillance automatisée. Toutes les applications de l’IA décrites dans mon livre étaient prévisibles et sont apparues dans les suites de son écriture, ou apparaîtront dans peu de temps.
” Le pouvoir qu’offre cette technologie à celui qui la maîtrise, c’est de devenir le plus grand illusionniste de tous les temps “
Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que la majorité des discussions porte sur les risques inhérents à la technologie elle-même, notamment celui d’une IA qui deviendrait supérieure à l’Homme – notons qu’elle l’est déjà dans beaucoup de domaines. Alors qu’à mon sens, la désinformation et le délitement de la réalité consensuelle – la fameuse « guerre des récits » dont parle mon personnage – représentent une menace beaucoup plus imminente. Le pouvoir qu’offre cette technologie à celui qui la maîtrise, c’est de devenir le plus grand illusionniste de tous les temps – capable de faire passer pour réelles une infinité d’histoires, d’opinions, de photos ou de vidéos générées artificiellement. De quoi mettre à rude épreuve notre capacité de discernement, déjà bien entamée – des centaines de millions de personnes considèrent déjà que la Terre est plate ou que le réchauffement climatique est un vaste canular.
Il y aurait donc urgence à recentrer le débat, non sur l’IA en elle-même mais sur qui s’en empare – qui investit massivement sur elle et avec quel espoir de retour sur investissement ? – et, accessoirement, à se réapproprier cette technologie pour s’assurer qu’elle soit un progrès, en termes d’intelligence collective et d’accès à la connaissance… Ce qui est aujourd’hui loin d’être garanti.
Photo : @ Abigail Auperin
Catégories :Interviews littéraires
On peut l’inviter à dîner le Monsieur ? Je suis sûre d’apprendre encore des tas de choses !!!
Tout à fait passionnant !
ahah ! Clairement, on aimerait continuer cet échange vraiment passionnant !
Merci à vous deux pour ce bel échange. 🙏 😘
Merci Messieurs votre entretien est passionnant.
Ok j’ai compris je me le renote !