Interview Michaël Mention – Les gentils

1 livre et 5 questions à son auteur, pour lui permettre de présenter son œuvre

5 réponses pour vous donner envie de vous y plonger

MICHAËL MENTION

Titre : Les gentils

Editeur : Belfond

Sortie : 02 février 2023

Lien vers ma chronique du roman

Tout part de l’obsession d’un homme qui a perdu pied, et qui ne survit qu’à travers l’idée de vengeance…

L’idée des Gentils m’est venue il y a sept ans, après la naissance de ma fille. J’ai découvert l’émerveillement d’être père, mais aussi l’angoisse de perdre ce bonheur-là. Une angoisse qui, sans m’empêcher d’être heureux en famille, commençait à m’envahir : peur de la mort du nourrisson, peur d’une maladie, peur d’un accident… Alors, je me suis dit qu’il fallait écrire pour évacuer mon angoisse de deuil, à travers une histoire de vengeance.

Je me suis lancé, mais je me suis vite rendu compte que mon texte était bancal. A chaque relecture, je ne sentais pas le récit, ni le personnage de Franck. En fait, j’étais si heureux d’avoir ma fille que j’étais en train de me forcer à écrire un truc sombre. J’ai donc laissé tomber, je suis passé à d’autres projets en sachant que je finirai un jour par revenir aux Gentils. Et quand je m’y suis remis, la noirceur était naturelle, la tonalité du récit et son découpage sont venus directement. C’était le bon moment, dans ma vie perso. J’ai déjà écrit sur la notion de vengeance ( Et justice pour tous, Bienvenue à Cotton’s Warwick), mais cette fois-ci, je voulais explorer ses conséquences. La vengeance fait partie de ces sujets qui ne sont intéressants que si on les tord, si on les casse. La force d’une thématique est ce qui se cache derrière, ce qu’il faut aller chercher, gratter, et c’est souvent poisseux. Et là, il était évident que Franck devait se perdre jusqu’à subir son obsession, de Paris à l’Amazonie.

 » J’ai conçu Les Gentils comme un trip cinématographique, une sorte de mix entre Tchao Pantin, Old Boy et Apocalypse Now « 

Au fil des pages, le chemin de cet homme devient de plus en plus surprenant. Une vraie aventure humaine hallucinée et hallucinante…

A chaque roman, au-delà du thème abordé, j’assouvis une envie d’écriture et, après avoir enfin écrit un western, j’ai pu me lancer dans un roman d’aventures rythmé par le choc entre deux temporalités, celle de Franck (qui ressasse, stagne) et celle des événements (imprévus, violents) : au final, c’est ce contraste qui donne la tonalité du récit. Qu’il soit à Belleville, dans les quartiers nord de Marseille ou dans la jungle, Franck observe tout à travers son prisme désabusé et figé, ce qui le met en perpétuel décalage avec la vie qui continue tout autour, la multiplicité de dangers. Ce ping-pong entre émotion et action a fourni la rythmique du récit, où Franck est sans cesse confronté à ses limites, sa conception du monde. J’avais toute l’articulation du récit, mais les réactions de Franck se sont imposées d’elles-mêmes, conditionnées par sa sensibilité, les dialogues intérieurs avec sa fille décédée.

J’ai conçu Les Gentils comme un trip cinématographique, une sorte de mix entre Tchao Pantin, Old Boy et Apocalypse Now, ce qui en fait mon roman le plus radical dans le fond et la forme. A ce sujet, merci à Carine Verschaeve et aux éditions Belfond qui m’ont suivi dans tous mes parti-pris, même les plus stylistiques. Power, Jeudi Noir, La Voix Secrète… je cherche toujours à écrire un roman définitif, le plus complet sur le sujet abordé, pour ne pas avoir à y retourner, et c’est pareil pour Les Gentils : j’ai le sentiment d’avoir exploité au maximum le concept de vengeance, ce qui me permettra d’explorer autre chose la prochaine fois. De plus, le récit débute dans la grisaille de Paris, se poursuit dans l’ensoleillement du Sud, et dans la féérie verdoyante de la jungle : plus Franck s’approche de la grâce, plus il sombre. Et puis, il y a cette galerie de personnages, des tox aux guerilleros, des ouvriers aux Amérindiens… Les Gentils, c’est une centrifugeuse où se mélangent toutes ces vies, ces réalités sociales, ces combats perdus.

 » J’exècre les idéologies de tous bords alors, quand tout ça me pèse, je me replonge dans les années 60-70 : j’y retrouve l’essence de combats que je partage, et dont on observe aujourd’hui certaines dérives « 

Ta capacité à nous plonger dans les années 70, que tu n’as pas pourtant vécues, est étonnante. Comment travailles-tu cette immersion dans le passé ?

Le passé n’est jamais qu’un présent différé, et une époque, une énergie en soi. Ce qui m’intéresse, c’est de capturer cette énergie, ce truc dans l’air aujourd’hui révolu. Une fois que je l’ai chopé, le reste, ce n’est plus que des R5 et des pattes d’eph’. Ensuite, cette période m’a toujours passionné par ses aspects culturels et politiques. Après Power, situé entre 65 et 71, j’avais envie d’évoquer l’amertume de la fin des années 70, l’effondrement des rêves qui ont animé la jeunesse de l’époque. Je l’ai survolé dans Manhattan Chaos à travers la Black Liberation Army, ce moment où d’ex-Panthers se sont recyclés en tueurs de flics blancs, mais cette fois, je voulais consacrer tout un roman aux désillusions : la mort des utopies, l’embourgeoisement des rockstars, la fin des Trente Glorieuses… et Franck, dans son calvaire, incarne tout ça. Son effondrement est celui du monde de l’époque où Thatcher et Reagan se profilaient en coulissent, et avec eux, l’ultralibéralisme qui – depuis – n’a de cesse de pourrir le monde actuel. Avec ses valeurs, ses vinyles de rock, Franck est un has been, ce qui le rend d’autant plus romanesque. Et puis, pour tout te dire, le monde actuel m’emmerde considérablement : une époque où l’on nous parle d’« appropriation culturelle », de « grand remplacement »… J’exècre les idéologies de tous bords alors, quand tout ça me pèse, je me replonge dans les années 60-70 : j’y retrouve l’essence de combats que je partage, et dont on observe aujourd’hui certaines dérives.

Les Gentils est un roman sur le deuil et la fin des illusions, en l’occurrence les miennes sur le plan personnel. Si j’écris sur le passé, ce n’est pas du passéisme, mais pour prendre mes distances avec une certaine tendance du roman noir, qui consiste à se faire systématiquement l’écho du présent et de sa réalité sociale : j’ai beau être sensible à la misère, à l’exploitation des uns et à la détresse des autres, je veille toujours à ne pas m’enfermer dans la posture de « l’auteur engagé ». Ces derniers mois, je me suis beaucoup documenté sur des tas de sujets, des identitaires à l’embrigadement au sein des Black Blocs en passant par les cabinets de conseils de type McKinsey… des sujets intéressants, mais qui ne m’ont inspiré aucun récit, ni personnage : écrire un bouquin pour y dire « Zemmour = danger » et « Macron l’ami des patrons » reviendrait à enfoncer des portes ouvertes et j’ai autre chose à faire. J’ai mon point de vue sur ces deux-là, je peux balancer des punchlines à leur sujet, mais c’est tout : je suis romancier, je suis là pour raconter des histoires, et les sujets sociaux ne m’intéressent que s’ils ont une matière romanesque à exploiter. Et là, sans spoiler le derniers tiers du roman, l’Histoire m’a beaucoup inspiré.

 » Quelle que soit l’époque, le sujet, je cherche toujours à donner une portée intemporelle et universelle à mes romans « 

C’est vraiment du Mention pur jus, tu me confiais d’ailleurs que c’était sans doute ton livre le plus personnel…

Un roman est toujours personnel : entre les lignes, on y parle de soi, de son passé. J’ai semé des éléments persos dans mes précédents romans, mais là, ce récit a une histoire, un cheminement intime. J’ai écrit Les Gentils dans une période particulière de ma vie et j’étais suffisamment affecté pour me lancer enfin dans cette histoire, affronter ma noirceur. Le personnage de Franck m’a alors vite échappé : il était prévu qu’il traverse la France en bagnole, mais il est passé par Toulouse (où j’ai vécu) puis Marseille (où je suis né), dans l’un des quartiers de mon enfance. Dans Les Gentils, on croise mon arrière-grand-mère polonaise, des potes, des femmes que j’ai profondément aimées, des convictions qui m’animent depuis l’adolescence. Et puis, il y a mon rapport viscéral à la musique. Elle est présente dans tous mes romans, mais cette fois-ci, mon personnage principal (disquaire) incarne cette passion qui m’est chère : son quotidien à la boutique, ses clients puristes et chiants, tout ça fait écho à la période où je traînais chez les disquaires du Cours Julien à Marseille : une période fondatrice de ma vie où, d’un jour à l’autre, je découvrais des groupes phares comme Can, King Crimson, Magma, etc.

Quelle que soit l’époque, le sujet, je cherche toujours à donner une portée intemporelle et universelle à mes romans, et j’ai veillé à ce que Les Gentils ait une « voix » contemporaine bien que le récit se déroule en 77-78. Contemporaine, donc imprégnée de mon humeur. Cela fait dix ans que je suis publié et j’ai derrière moi une dizaine de romans, dans lesquels j’ai exploré divers univers. Alors, forcément, quand j’ai débuté Les Gentils, j’étais dans une sorte de bilan personnel. Je n’ai jamais eu de plan de carrière (quelle horreur !) et ce bilan a été l’occasion de réfléchir sur mes choix artistiques, le milieu littéraire, les amitiés nouées, des collègues que j’ai vu progresser, émerger médiatiquement, d’autres changer avec le succès, se renier… Quand tu galères pour payer ton loyer ou que tu cumules deux jobs, tu peux avoir des tentations éditoriales autour de toi, une boîte va te proposer d’écrire un gros thriller bien calibré avec un bon chèque à la clef, et il est difficile de rester cohérent, intègre, de ne pas succomber à l’appel du confort, surtout quand tu as des gamins à nourrir. Je ne me trahirai jamais (que mes lecteurs se rassurent), mais ces réflexions me traversent par moments, comme des piqûres de rappel. Pourquoi j’écris ? Pourquoi est-ce si essentiel pour moi ? Ce que j’ai à écrire est-il si important alors que tout a déjà été écrit ? Ces réflexions m’ont accompagné tout au long de la rédaction du roman, ce qui a sans doute nourri son aspect introspectif.

 » En écriture, c’est la première fois que je me risque autant sur le plan émotionnel « 

Ton travail sur l’écriture est incroyable, chaque mot est pesé, chaque phrase est un uppercut. C’est un livre qui coupe le souffle au point qu’il faut le lire lentement, entre deux grosses respirations…

C’est le roman dont j’ai le plus travaillé l’écriture. J’ai mesuré l’enjeu dès la première page, quand Franck est au commissariat et qu’il s’adresse à sa fille décédée. J’ai compris que l’émotion serait centrale, que son traitement nécessiterait une approche épurée, précise et concise, pour éviter tout pathos. En écriture, c’est la première fois que je me risque autant sur le plan émotionnel. Plus j’avançais dans la rédaction, plus je relisais pour m’assurer que l’équilibre action-émotion restait bon. Pour ça, il a fallu gérer les dialogues intérieurs entre Franck et sa fille, leurs longueurs, leurs apparitions dans le récit, sans compter les souvenirs. J’ai semé ces éléments et, toutes les vingt pages, je relisais depuis le début pour vérifier si l’action n’était pas parasitée, ralentie, par ces moments d’émotion. Le rythme a été essentiel dans Les Gentils, c’est sans doute ce que j’ai le plus bossé.

J’aime sortir de ma zone de confort, j’ai besoin en permanence de me renouveler, de changer d’univers. Et cette fois-ci, j’avais envie de m’attaquer à la jungle, de voir ce que je pouvais en faire. Le roman se devait d’être le plus intérieur, le plus vivant possible : Franck s’y déplace à pied, en voiture, en avion, en pirogue, en camion … C’est une histoire en mouvement sur un homme figé dans sa détresse. Tant que Franck est à Paris, le récit a un rythme speed entre foule et pots d’échappements, mais dès qu’il se retrouve dans l’Amazonie, c’est une cassure : le temps ralentit, la vision de Franck s’élargit et son corps s’épuise. A partir de là, j’ai dû repenser mon personnage, tout ce que j’avais posé en amont : Franck passe d’un point de vue uniquement intellectuel à un point vue intellectuel et sensoriel. Là, confronté à la jungle, sa faune, ses odeurs, ses couleurs, ses dangers, il s’abandonne à son ressenti, ce qui induisait une écriture plus onirique, également dans les descriptions de la végétation. Franck découvre l’Amazonie comme un monde à part, une planète inconnue, à la manière d’un enfant, d’où son émerveillement et sa vulnérabilité.

Les Gentils est mon roman dans lequel il se passe le plus de choses, les lecteurs y trouveront beaucoup de moments d’action, de tension. Mais comment raconter ce qu’il se passe quand on est projeté en l’air par une explosion ? Le genre de challenge que je trouve passionnant en écriture. Alors, tu cogites, t’écris, tu réécris, tu pars dans une métaphore, puis finalement non, puis oui, mais une métaphore rabotée parce que, si c’est trop long ça casse la spontanéité de l’action, puis tu peaufines encore et encore… et au bout d’un moment, tu te dis « je ne sais pas si c’est bon, mais moi, je ne peux pas faire mieux ». Ce court paragraphe, j’y suis revenu à chaque relecture, j’ai cru devenir fou car je n’arrivais pas à trouver la manière d’exprimer cette explosion. Jusqu’ici, je ne faisais que la raconter, alors que je voulais la transmettre aux lecteurs, qu’ils la vivent au plus près. Pareil pour la traversée en camion (en hommage au Salaire de la Peur et son remake, Sorcerer) : à chaque relecture, je me disais qu’on comprenait ce que je racontais, mais qu’on ne le « sentait » pas. Ça manquait de vie, de mouvements, alors j’ai retravaillé ces passages-là durant des semaines. Je me revois avec ces quelques pages en terrasse du café de l’Eglise, tous les soirs, et repartir à moitié satisfait… jusqu’à ce que je comprenne : ce trajet en camion devait avant tout passer par le son. Chaque mètre est un bruit, un craquement, un claquement de liane contre les vitres, etc. Plus d’une fois, je me suis senti dépassé par les enjeux et les différents niveaux d’écriture que ça nécessitait, j’ai cru que je n’arriverais jamais au bout… et encore, je ne te parle pas du dernier tiers. Bref, de tous mes romans, Les Gentils est clairement celui qui m’a le plus coûté, sur les plans littéraire et personnel, mais c’est un véritable bonheur de le partager enfin avec les lecteurs. Et un soulagement, aussi.

Crédit photo : Chloé Vollmer



Catégories :Interviews littéraires

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14 réponses

  1. Aude Bouquine – « Lire c’est pouvoir se glisser sous différentes peaux et vivre plusieurs vies. » Ici, je lis, je rêve, je parle de mes émotions de lectures, avec des mots. Le plus objectivement possible. Honnêtement, avec respect. Poussez la porte. Soyez les bienvenus dans mon univers littéraire.

    Voilà une interview fort intéressante qui me conforte quand mon impression lors de la lecture des premières pages : l’expression d’une grande souffrance. Un écorché vif qui travaille son écriture comme une partition.

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      c’est vraiment passionnant oui ! Et tu résumes bien ce qu’il en ressort

  2. Nath - Mes Lectures du Dimanche – Livres, ongles & Rock 'n Roll

    C’était ma première vraie rencontre avec l’écrivain, et cet éclair qu’il apporte à ses mots confirme bien ce que j’ai pu ressentir à la lecture ! Par contre, à l’inverse de toi, je n’ai pas pu me détacher des mots pour tenter de ralentir le rythme et prolonger la lecture. J’y suis entrée en apnée et n’en suis ressortie pour respirer qu’une fois l’aventure terminée…

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      que ça me fait plaisir de lire ton ressenti !

  3. Nath - Mes Lectures du Dimanche – Livres, ongles & Rock 'n Roll

    (Éclairage… pas éclair 🙄)

  4. Bah dis donc. Ça donne encore plus envie de le lire. Merci à vous deux pour ce bel échange. 🙏😘

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      merci ;().? Cet auteur le vaut tellement…

  5. Collectif Polar : chronique de nuit – Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

    Je vous adore vous deux ! na !!! 😍😝

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      Nous aussi 😉

Rétroliens

  1. Les gentils - Michaël Mention - EmOtionS, blog littéraire
  2. Interview de Michael Mention – Amicalement noir

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