Interview littéraire – Étienne Gomez, traducteur

Je poursuis mes entretiens en rapport avec les différents métiers du livre pour mettre une nouvelle fois en lumière un maillon essentiel de la chaîne : le métier de traducteur.

Étienne Gomez est le traducteur du roman 2023 de R.J. Ellory, Une saison pour les ombres, aux éditions Sonatine.

Hasard ou envie ? Comment êtes-vous arrivé à la traduction de fictions, alors que vous avez une formation de médiéviste ?

Un peu les deux. Je me suis rendu compte à un moment de ma vie que je lisais en traducteur : je me demandais comment je traduirais tel ou tel passage, et, quand je constatais que le livre n’était pas publié en France, je me demandais comment je le présenterais à un éditeur. Voilà pour le hasard. Puis l’envie est venue, d’abord de me mettre à l’épreuve, ensuite de rechercher des éditeurs.

Pouvez-vous vous présenter à travers quelques-unes de vos traductions ?

Mes deux premiers auteurs ont été James Kirkwood et Shaun Levin. Du premier, j’ai traduit Meilleur ami/Meilleur ennemi (Joëlle Losfeld, 2016). C’est un thriller psychologique pré-Stonewall, crypto-gay, truffé de références littéraires et cinématographiques. Ce n’était pas le choix le plus évident pour un galop d’essai, comme je m’en suis rendu compte après coup !

Du second, mon préféré sur les trois que j’ai traduits est Le Garçon en polaroïds (Signes et balises, 2019), un recueil de 16 textes inspirés de 16 photos du « Garçon » prises dans l’enfance et l’adolescence. Ce sont des textes d’une brièveté saisissante, poétiques et souvent très crus, où se lit le sentiment d’arrachement de l’auteur à son pays, à sa famille, et à lui-même.

Mais mes traductions les plus difficiles à ce jour ont été Murmurer le nom des disparus, de Rohan Wilson (Albin Michel, 2021), deuxième volet d’un grand roman national tasmanien des origines, et – pour des raisons bien évidemment très différentes – La Révolution démographique, d’Eric Kaufmann (J.-C. Lattès, 2022), une somme sur l’avenir des majorités blanches en Occident.

Après toutes ces années de traduction, avez-vous une méthode bien rodée ?

Ma seule méthode est de ne pas travailler phrase par phrase mais « passe » par « passe ». Dans la première, j’élimine toute trace de l’anglais, c’est assez brutal et très laid. Dans la deuxième je reprends le tout et je m’efforce d’écrire comme je pense que l’auteur l’aurait fait s’il avait été de langue française. Comme ça ne marche pas tout de suite, je m’y reprends de nombreuses fois, ce processus peut être long. Puis une troisième phase intervient, avec l’examen des difficultés résiduelles.

Parfois il suffit de poser des questions à l’auteur ou de consulter tel ou tel ouvrage ou spécialiste, parfois le problème est ailleurs. Certains passages résistent. Il y a ainsi des difficultés que je garde pour la fin, par exemple les quatre longues phrases qui s’étirent sur plusieurs pages dans Murmurer le nom des disparus ou le mot freaks dans Le Rat d’égout, de Nuril Basri (Perspective cavalière, 2023). Quand le texte est bizarre dans la langue d’origine, il faut respecter cette bizarrerie en français, ce qui ne veut pas dire opter pour une traduction littérale.

C’est une difficulté que j’ai souvent rencontrée avec The New Life, de Tom Crewe (Christian Bourgois, 2023), où abondent les formulations déconcertantes comme They all negotiated their knees. Si la traduction littérale était impossible (« Ils négociaient tous leurs genoux »), il aurait été tout aussi inacceptable de « lisser » le texte. Il faut donc créer, ou plutôt recréer. Pour cela, il n’y a pas de méthode.

Pour vous, un traducteur peut-il s’éloigner de la traduction littérale pour se rapprocher davantage du sens ? En d’autres termes, quelle est la part de création dans une bonne traduction, surtout dans les romans noirs où l’ambiance est primordiale ?

La traduction littérale n’est possible que si elle est communément acceptée dans la langue d’arrivée. Parfois c’est le cas. Souvent, ça ne l’est pas. La spécificité de certains énoncés, que ce soit au niveau linguistique, pragmatique, littéraire, culturel, etc., les rend difficilement traduisibles. Il faut alors déplacer le problème, ne plus voir seulement l’énoncé mais la situation dans laquelle il a été produit et l’effet visé.

Comme vous m’interrogez en particulier sur les thrillers, je prendrai des exemples dans Une saison pour les ombres, de R.J. Ellory (Sonatine, 2023). La description du cadre est importante. Jasperville est une petite ville isolée dans le grand nord canadien où la folie semble induite par les éléments et où les moyens pour mener l’enquête sur une série de morts mystérieuses sont difficiles à mettre en œuvre. Les mots comme wilderness et wasteland n’ont pas d’équivalent littéral en français, mais le mot « désert » a la même épaisseur symbolique et la même histoire littéraire. Je m’en suis donc servi.

Martin, un adolescent perturbé qui joue un rôle important dans les événements, en parle avec beaucoup de hargne dans les dialogues, qui en général contribuent aussi beaucoup à l’ambiance des thrillers : Fucked-up place, this is. Cold as anything all the goddamned time. Outre que fucked-up n’a pas d’équivalent littéral en français, il me paraissait illusoire de faire dire « satané » ou « tout le putain de temps » à un jeune d’aujourd’hui. J’ai cherché à imaginer ce que dirait quelqu’un comme lui, et j’ai opté pour : « Une ville de dingues, voilà ce que c’est. Glaciale toute l’année à se geler les couilles. »

Enfin, une phrase revient deux fois dans la conversation, qui énonce un élément clé dans l’univers spirituel du roman : What a man does is often less important than what he does next. Elle énonce un principe moral auquel se raccrochent les victimes collatérales de la folie de Jasperville, dont Jack Devereaux, qui mène l’enquête et qui se sent lui-même coupable vis-à-vis de certains personnages. Cette phrase en apparence toute bête m’a beaucoup travaillé, et ce n’est qu’au moment où je relisais les premières épreuves que la solution m’a été donnée… par un post que j’ai vu circuler sur Facebook : « L’important, ce n’est pas la chute, c’est la manière de se relever. » Pas une traduction littérale, mais en tant qu’énoncé, c’était l’exact équivalent de ce que j’avais à traduire. Heureusement, il était encore temps pour modifier le texte avant l’impression !

Vous avez touché des domaines très variés. C’est sans aucun doute une richesse, mais est-ce également une complexité de se plonger dans des genres très différents ?

Un peu les deux, encore une fois. Personnellement, j’aime beaucoup cette diversité, qui est liée à mon parcours. Avant de traduire des romans, j’ai fait un peu de traduction technique, et des opportunités se sont aussi présentées à moi en littérature jeunesse, dans le domaine académique, et en non-fiction. Chaque texte est pour moi un nouveau défi, comme l’est un sommet pour un alpiniste : je cherche par quelles prises, par quels chemins je vais pouvoir le surmonter, en faire le tour. Chacun est différent, mais l’excitation est la même. Bien sûr, dans la conversation, ça fait toujours mieux de dire qu’on a fait l’ascension de l’Everest que du mont Civetta, mais le mont Civetta, ce n’est pas mal non plus !

Vous venez de traduire le nouveau roman de R.J. Ellory, sortie en janvier 2023, « Une saison pour les ombres ». Comment s’est fait le contact avec les éditions Sonatine pour que vous arriviez dans cette aventure ?

J’avais déjà travaillé avec Marie Misandeau au Cherche-Midi puis chez Sonatine, notamment pour cet extraordinaire roman qu’est L’Ange de l’enfer de William Hjortsberg. La confiance s’est construite ainsi. R.J. Ellory ne m’a pas été proposé d’entrée de jeu.

Vous prenez la relève de plusieurs confrères pour la traduction d’un des meilleurs auteurs de romans noirs. Comment appréhende-t-on une telle traduction ? Avez-vous tenu compte de la manière de traduire de vos collègues ?

Recevoir cette proposition était flatteur autant qu’intimidant. J’avais l’impression de débarquer dans une histoire où je n’avais pas vraiment ma place. Mais je pars toujours du principe que si un éditeur – en l’occurrence une éditrice – me propose un texte, c’est qu’il a ses raisons et qu’il me fait confiance. Donc, bien sûr, j’ai dit oui.

Je savais que Fabrice Pointeau était le traducteur habituel de R.J. Ellory et que Clément Baude avait parfois pris la relève. Étant donné les délais impartis, il n’était pas très difficile d’en déduire qu’ils n’étaient pas disponibles à ce moment-là. Mais je ne me suis pas inspiré de leur manière de traduire. Déjà, cela aurait demandé un temps que je n’avais pas, mais, quand je traduis, c’est ma propre confrontation avec le texte qui m’inspire avant toute chose.

Pour traduire L’Ange de l’enfer, j’ai évidemment lu Falling Angel, de William Hjortsberg, dont ce roman publié près de quarante ans après était la suite, ainsi que Le Sabbat dans Central Park, sa traduction française par Rosine Fitzgerald. Si j’ai modifié quelques passages dans ma traduction, c’était davantage dans le sens d’un hommage à cette traductrice que par nécessité. Je me souviens par exemple qu’elle écrivait « souffler la fumée », une expression que je n’avais jamais employée, mais que j’ai introduite parfois pour créer un effet de rappel. J’ai également regardé Angel Heart, l’adaptation cinématographique qui a valu à Falling Angel son immense succès, ce qui a contrario m’a confirmé dans certains choix personnels, différents de ceux qui avaient été faits dans les sous-titres ou dans le doublage. Mais ce travail m’a paru essentiel étant donné le statut unique de ce roman, inédit à tous les points de vue.

Selon vous, comment évolue le métier actuellement ? Peut-on dire que les traductions sont meilleures ou moins bonnes que par le passé ?

Je n’ai pas assez d’ancienneté pour témoigner, mais il me semble qu’aujourd’hui, il y a plus de transparence sur la question des paramètres de la traduction. Les traducteurs ont davantage de visibilité et il est devenu plus médiatique de dire qu’un tel a « retraduit Shakespeare en comédien » ou qu’une telle « a rendu la terreur de Big Brother dans toute son immédiateté » dans sa retraduction de 1984. Inversement, on sait mieux aujourd’hui que les traductions d’écrivains sont des interprétations personnelles et que Baudelaire a pu « baudelairiser » les Histoires extraordinaires ou Yourcenar « arranger » Woolf (ou Cavafis).

Un traducteur n’est pas un maillon neutre dans la chaîne du livre. On peut dire la même chose de l’éditeur, d’ailleurs. Un éditeur n’est pas neutre, il a une vision des livres qu’il publie. Et c’est en fonction de cette vision qu’il choisit ses traducteurs, relit leur travail, et présente ses livres.

Vous êtes actif au sein de l’ATLF, l’Association des traducteurs littéraires de France. A quel niveau ? Est-ce important de défendre le métier en commun ?

J’ai rejoint l’ATLF dès la publication de ma première traduction, et j’ai découvert un milieu moins solitaire que je ne l’aurais cru. Je contribue à la revue de l’ATLF, TransLittérature, depuis une demi-douzaine d’années. Je fais aussi partie du groupe chargé d’animer les réseaux sociaux de l’association. Et il m’est arrivé d’intervenir au nom de l’ATLF, notamment en rencontrant des classes du secondaire dans le cadre de Quais du polar.

Pour les traducteurs littéraires, la solitude est souvent une faiblesse : solitude face au texte, face à l’éditeur, face aux pouvoirs publics. L’association est un moyen de surmonter cette triple solitude.

Défendre le métier de traducteur, c’est aussi susciter des vocations et assurer le relais. Par ses actions et par ses efforts pour toucher un public large, que ce soit dans les écoles ou dans les formations universitaires, dans les bibliothèques, et dans les festivals littéraires, l’ATLF cherche (comme ATLAS) à susciter ou confirmer des vocations.

Il est évidemment important de défendre la profession de traducteur littéraire, menacée d’un côté par une stagnation des revenus en une période de forte augmentation des prix depuis une bonne vingtaine d’années, de l’autre par la lubie de l’automatisation. Les traducteurs littéraires sont encore relativement épargnés de ce point de vue par rapport à certains de leurs confrères, mais pour combien de temps encore ?

De la traduction à l’écriture, est-ce un pas que vous aimeriez franchir ?

De l’eau a coulé sous les ponts depuis que j’étais étudiant de lettres et que je songeais à écrire. Il n’est pas dit que je n’écrirai pas, mais traduction et édition sont des activités qui me passionnent chaque jour et dans lesquelles je me sens plus compétent que dans d’autres.

Quelles sont vos autres traductions à venir ?

Après Une saison pour les ombres de R.J. Ellory paraîtront deux traductions qui ont en commun d’avoir été commandées avant la publication de la version originale.

La première, je l’ai faite à la demande de Jean Mattern, aujourd’hui chez Christian Bourgois. Il s’agit du premier roman de Tom Crewe (Royaume-Uni), intitulé The New Life. L’auteur évoque les circonstances dans lesquelles deux intellectuels anglais de l’époque victorienne, John Addington et Havelock Ellis, ont publié cette extraordinaire monographie sur l’homosexualité masculine intitulée Sexual Inversion. La traduction de ce roman poignant, qui m’a donné beaucoup de fil à retordre par son audace stylistique, paraîtra pour la rentrée littéraire d’automne.

(Projet de couverture pour Le Rat d’égout de Nuril Basri)

La deuxième, je l’ai faite pour moi, ou plutôt pour la maison d’édition que j’ai créée en 2021, Perspective cavalière. Il s’agit d’un roman intitulé The Sewer Rat, de Nuril Basri (Indonésie), qui a choisi d’écrire en anglais pour diverses raisons. La désinvolture autorisée par l’autofiction lui sert à évoquer son parcours de jeune auteur gay et marginal dans une Indonésie mondialisée. Cette traduction n’a pas été facile non plus mais pour des raisons différentes, liées aux conditions de production du texte. Elle paraîtra sous le titre Le Rat d’égout fin janvier.

Étienne Gomez en compagnie de R.J. Ellory, lors de leur première rencontre “in real life” en novembre 2022, un peu avant la sortie de Une saison pour les ombres. (crédit photo : Marie-Laure Pascaud/Sonatine)



Catégories :Interviews littéraires

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3 réponses

  1. Très intéressant, une fois de plus, merci Yvan.

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      merci Adrien pour ta curiosité et ta fidélité !

  2. Aude Bouquine – « Lire c’est pouvoir se glisser sous différentes peaux et vivre plusieurs vies. » Ici, je lis, je rêve, je parle de mes émotions de lectures, avec des mots. Le plus objectivement possible. Honnêtement, avec respect. Poussez la porte. Soyez les bienvenus dans mon univers littéraire.

    Très intéressant !

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