1 livre et 5 questions à son auteur, pour lui permettre de présenter son œuvre.
5 réponses pour vous donner envie de vous y plonger.
JACQUES SAUSSEY
Titre : Enfermé.e
Éditeur : French Pulp
Date de sortie : 1er octobre 2018
Lien vers ma chronique du roman
Tu peux nous parler de la genèse de ce roman ? Il a eu une histoire bien particulière…
La toute première idée date de quatre ou cinq ans. À l’époque, je voulais construire un nouveau roman en dehors de ma série Lisa Heslin/Daniel Magne, un titre qui trancherait avec mes polars et qui me permettrait d’explorer plus en profondeur ce qui avait été mon premier domaine quand je n’écrivais que des nouvelles : le noir. J’ai débuté cette histoire sans savoir où elle me mènerait, comme je commence chaque livre aujourd’hui. Cependant, très vite, j’ai compris que je tenais à la fois une intrigue complexe — l’idée de cette femme enfermée de sa propre volonté dans un Centre ultra-verrouillé — et en même temps qu’il manquait quelque chose de fondamental à sa personnalité. Après trois chapitres qui m’avaient laissé un goût de trop peu sur la langue, je l’avais mise en veille, ou plutôt en jachère. J’attendais que le vent m’apporte la bonne graine à semer dans ce sol que j’estimais fertile, mais sans savoir comment.
Et puis, il y a trois ans, ma nièce Aurore a fait son coming out. En bon français, cela veut dire prendre la parole pour expliquer à tous ceux qui vous entourent que vous n’êtes pas celui ou celle qu’ils croient, et que votre véritable identité vous bouffe tellement de l’intérieur qu’il n’y a plus qu’une seule solution pour vous en sortir : le proclamer à la face du monde. Aussitôt, j’ai repensé à cette histoire qui attendait une idée de ce genre. Mais l’événement était trop proche de personnes que j’aime pour m’en « servir » comme matière de travail. Il a fallu qu’Aurore vienne elle-même me demander d’écrire un livre sur ce sujet pour que je lui propose d’axer ce projet sur un roman noir, mon univers.
Le parcours de transidentité — c’est-à-dire le fait de vouloir vivre dans le genre dans lequel on se sent alors que ce n’est pas celui qui vous a été assigné à votre naissance, est un long chemin de croix. Incompréhension, rejet, mépris ou indifférence, tous ces comportements face aux personnes trans en recherche d’elles-mêmes mènent à la souffrance de ces dernières. L’amalgame entre transgenres, travestis et/ou transsexuels est la confusion typique de ceux qui, comme moi il y a quelque temps, n’ont jamais été réellement confrontés à ces notions.
Le genre est le fait de se sentir homme ou femme, le sexe est ce que la nature nous a donné comme organe génital, et la sexualité est ce que l’on fait avec. Assimiler le genre à la sexualité, et donc, de facto, à une opération qui serait inévitable pour accorder le corps et le genre ressenti, est une erreur très largement répandue, comme de vouloir parquer les trans dans une seule case qui les déterminerait une fois pour toutes. En réalité, il y a autant de situations qu’il y a de personnes transgenres, et aucune règle commune qui régit leurs vies.
La genèse de ce livre, sûrement celui qui m’a demandé le plus de recherches jusqu’à aujourd’hui, m’a amené à m’affranchir d’un certain nombre d’idées reçues pour comprendre, puis, je l’espère, pour transmettre. C’était clairement le but de ce que j’appelle depuis « mon roman d’amour ».
Ça n’en reste pas moins un vrai roman noir, tu es resté dans le genre d’intrigue que tu sais si bien nous proposer…
Le roman noir est mon cheval de bataille, c’est exact. Qu’il soit teinté de polar, de thriller, ou de toute autre étiquette où certains tendent à délimiter une histoire, ce qui domine est le noir. Le noir est, comme de nombreux romanciers ont pu le décrire avant moi, le fait de plonger une personne « ordinaire » dans une situation extraordinaire, le plus souvent dangereuse, où elle (ou quelqu’un qu’elle aime) risque gros.
Si le thème est classique, les variantes, les interprétations sont infinies. Chacun y imprime sa propre sensibilité, son rapport à l’amour, à la douleur, à l’angoisse, etc… Les personnages peuvent revêtir n’importe quel visage, du policier à la femme de ménage, en passant par le vétérinaire ou la personne transgenre en quête d’identité. Lorsque vous regardez une pyramide de face, vous voyez un triangle. Quand vous l’observez du dessus, c’est un carré, et pourtant il s’agit de la même construction. L’angle de narration d’une intrigue est vital pour pouvoir la concevoir, mais ce que je trouve particulièrement savoureux, c’est d’amener le lecteur à ressentir tous les aspects qu’elle permet d’imaginer, de lui donner un maximum de perspectives sur mon histoire.
Mais la constante, dans mon écriture, c’est le filtre du noir qui est toujours là à l’affût…
Le roman noir (le polar, le thriller…, qu’importe le sous-genre) est-il pour toi le parfait vecteur pour parler de notre société et des souffrances qu’elle peut engendrer ?
Il n’y en a pas de meilleur pour moi. Mon but, avec Enfermé.e, était d’amener mes lecteurs à compatir pour Virginie et à réfléchir à leur propre sentiment par rapport à l’enfer que traversent chaque jour les transgenres qui ont la force de proclamer leur différence à la face du monde. Je voulais les inciter à se demander si, eux aussi, ne participaient pas, à leur échelle, à la pérennité d’un certain nombre d’idées reçues qui ont valeur de barreaux de prison.
Depuis ses origines, le roman noir est un miroir du monde où vit l’écrivain qui tire les ficelles de son intrigue. Le réservoir n’a pas de fond, pas de berges. Chaque journal télévisé, chaque reportage, chaque moment de la vie apporte à la plume de l’auteur l’encre noire qui coule partout à longueur de journée. Tout bois fait feu, dans ce tourbillon perpétuel d’événements dans lequel nous baignons en permanence. Catastrophes, attentats, violences contre les femmes, les enfants ou les personnes âgées, grand héroïsme de certains, petites lâchetés d’autres, découvertes scientifiques angoissantes, la liste est longue et ne tarira jamais.
Et en tant que reflet de la société, le roman noir est le creuset dans lequel le lecteur se reconnaît lui-même au fil des chapitres. S’il vivait cette situation, il pourrait être ce personnage, il pourrait en arriver aux mêmes extrémités. Il sait qu’il suffirait d’un rien pour que tout bascule.
Alors, si l’auteur parvient à lui faire endosser ce costume, à pénétrer dans le livre en oubliant qu’il en tourne les pages, le but du roman noir est atteint.
Certaines scènes sont difficiles, violentes. Quelle est leur principale fonction et importance, selon toi ?
Ce que vivent les transgenres aujourd’hui est difficile, et très souvent violent. Dans Enfermé.e, la violence est omniprésente car il n’y a pas plus efficace, pour la dénoncer, que de la porter au rouge. La prison, dans cette histoire, est le symbole du regard des autres, de ceux qui condamnent et enferment parce qu’on n’est pas comme eux. D’où la citation de Brassens en exergue du livre.
Mais le fil que j’ai voulu suivre n’est pas discernable au tout premier abord, d’autant que je le dissimule dès la première scène avec le Surveillant, scène que l’on prend tout d’abord pour un viol, mais qu’on découvre en fin de chapitre comme une passe de désespoir à 20 €, avant de réaliser beaucoup plus loin dans l’intrigue qu’il s’agit d’encore tout autre chose, que la violence est une arme à deux manches et à double tranchant.
La violence fascine d’autant plus qu’elle peut nous tomber dessus à tout moment. Personne n’est jamais à l’abri. Alors quand un personnage est vraiment marqué, comme Virginie, par un caractère qui cristallise au-dessus de lui une lourde épée de Damoclès, et que le lecteur sait qu’il est préservé de ce qui va lui arriver, le challenge pour l’auteur est de briser cette barrière et de le pousser sur les omoplates pour lui montrer que, lui aussi, a les deux pieds au bord du vide.
De ce point de vue, la violence est pour moi le levier de loin le plus efficace.
Tu as vraiment beaucoup travaillé à l’humanisation du personnage principal…
Le défi majeur que représentait pour moi ce roman était de ne pas tomber dans le pathos, ni de céder en rien sur les horreurs que j’ai trouvées au cours de mes recherches sur la vie des personnes transgenres, en prison ou non. Certains ont pu penser que j’y étais allé fort dans les scènes particulièrement sordides, mais elles ne sont en fait que le pâle reflet de la réalité. Si j’avais écrit le quart de ce que j’ai découvert sur les souffrances qu’elles traversent, aucun lecteur n’aurait tenu jusqu’à l’épilogue.
J’ai axé cette histoire sur le personnage de Virginie, silhouette tout d’abord fragile, puis qui prend de plus en plus d’épaisseur au fur et à mesure que l’on fait sa connaissance. Soumise, battue, vaincue, ballottée entre des mains vengeresses ou ennemies, elle va apprendre à reprendre pied et à éclore dans sa nouvelle vie. Mais plus que tout, je voulais que malgré tout ce qui lui arrive, elle soit encore capable d’aimer, capable de pardonner. C’est ce qui, à mon sens, lui donne cet éclat si particulier parmi ma galerie de portraits.
Enfermé.e est pour moi, malgré les apparences, un roman d’amour, parce que c’est ce qui caractérise Virginie en tout premier lieu. La compassion, la tolérance, mais en même temps l’affirmation de soi, je tenais là les ressorts principaux qui allaient me permettre d’animer ce personnage jusqu’à la scène finale, où le dernier volet de sa transformation est révélé.
Catégories :Interviews littéraires
Wouah…si j’avais eu encore une hésitation à plonger dans ce roman, la voilà balayée ! Merci, Yvan, pour ce passionnant échange!
c’est pour de tels commentaires enthousiastes que je propose ces interviews, merci Magali 😉
Intéressante, cette manière de présenter le roman! ça donne envie de le lire!
Il était dans ma wish-list pour Noël mais le gentil monsieur l’a oublié, du coup je l’ai commandé, et tu me confirmes que j’ai vraiment bien fait !
Merci pour ce partage !
C’est l’auteur qui te le confirme en direct ;-). Tu vois, on n’est jamais mieux servi que par soi-même
Exact !
Je viens de terminer ce très beau livre qu’est Enfermé.e. Merci monsieur Saussey de m’avoir fait connaître le milieu carcéral ainsi que la difficulté des transgenres. Merci surtout de m’avoir fait prendre conscience de leurs souffrances et de leur nécessité de mettre en adéquation leur psychisme et leur corps.
Merci, merci et encore merci.