Interview – 1 livre en 5 questions : Les larmes noires sur la terre – Sandrine Collette

1 livre et 5 questions à son auteur, pour lui permettre de présenter son œuvre.

5 réponses pour vous donner envie de vous y plonger.

Sandrine Collette

Titre : Les larmes noires sur la terre

Éditeur : Denoël – Collection : Sueurs froides

Date : 02 février 2017

Comment vous est venue l’idée de cette casse (l’une des plus épatantes idées que j’ai pu lire depuis des années) ?

C’est tout bête ! Ceux qui vivent à la campagne comprendront : quand vous vous baladez, vous voyez au coin des vieilles fermes des épaves de voitures qu’on n’a jamais emmenées à la casse et qui restent là parfois pendant vingt ans. C’est en voyant ces voitures que l’idée m’est venue. D’abord parce que je les trouve d’une tristesse infinie, couleurs passées, tôle rouillée, vitres cassées : dans mon regard, c’est un objet morbide, un objet mort, même. J’ai trouvé qu’il y avait une force sombre formidable et que cela valait le coup d’en faire quelque chose.

Et ensuite, dans ces vieilles voitures, très souvent, des poules se sont installées. Je crois que c’est le contraste entre ces bestioles vivantes, piaillant, s’agitant, voletant, et les voitures mortes et inertes, qui a provoqué le déclic : ainsi, on peut vivre là-dedans.

L’histoire en elle-même est venue dans un second temps. C’est vraiment ce décor qui a préexisté, qui m’a happée, et je me suis dit qu’il fallait que je fasse un roman avec ça, quelles que soient les idées que je trouve pour mettre à l’intérieur.

Ce roman développe une vision bien pessimiste de la société. Le qualifieriez-vous de roman à message ?

Je ne crois pas. Il y a deux raisons à cela. La première, c’est que ce n’était pas mon objectif, même si beaucoup de lecteurs ont compris ce roman comme un roman politique et/ou social (c’est d’ailleurs une des joies de l’écriture que de découvrir la façon dont les lecteurs s’approprient l’histoire !). Mon idée centrale, c’était la force de l’amitié, la solidarité, les femmes, encore plus qu’une certaine vision de la société. Moyennant quoi, le message que certains y trouvent reflète assez bien ce que je pense – ce que je crains – de la société, même si je ne considère pas avoir écrit un roman d’ « alerte ».

La seconde raison, c’est que je ne considère pas comme un message  un roman sur ce qui existe déjà. Or, il s’en faut de très peu pour que ce genre de ville, bâtie sur des carcasses de voitures, n’existe vraiment. On connaît depuis longtemps les immenses terrains vagues, aux Etats-Unis, occupés par des camping-cars distillés ici et là, dont un certain nombre ne roule plus. On connaît aussi tous l’histoire isolée d’une femme vivant, parfois avec ses enfants, dans sa voiture. Là, c’est en France. Bien sûr, il n’y a pas d’organisation étatique comme je l’ai construite dans Les larmes noires…, mais ce n’est qu’un petit pas de différence à mon sens. Bref, je vois ce roman davantage comme un observateur que comme un message, également parce qu’il ne juge pas, ni les bons ni les mauvais, si tant est que la frontière soit aussi simple que cela à établir.

Vous vouliez parler de ce point de bascule dans une vie, que tout le monde peut connaître un jour ?

Ça, oui. Dans tous mes romans, je parle de gens ordinaires. Des gens comme vous et moi. Il suffit d’un rien pour que tout bascule : perdre son travail, divorcer, prendre une mauvaise décision, rencontrer la mauvaise personne, et surtout, cela n’a pas besoin d’être un grand événement. Pour que notre vie bascule, un tout petit grain de sable peut faire l’affaire. Il ne s’agit pas de meurtres en série, ni de guerre, ni de folie, rien. Je pense parfois à un SDF que j’ai connu et qui était à la rue parce qu’un jour, rentrant chez lui, il avait trouvé sa femme dans les bras d’un autre. Une bagarre avait suivi, sa main était tombée sur un couteau de cuisine, et dans le tumulte de l’empoignade, il l’avait tué. Ensuite, il y avait eu la prison, et l’impossible réinsertion. Des histoires comme celles-ci sont d’une épouvantable banalité. Nous en connaissons tous. Elles ne nous touchent même plus tant nous sommes habitués à les entendre. Mais il faut changer de posture : qui étaient-ils, ces SDF, avant de glisser dans la rue ? Des gens comme vous et moi. Sans histoire, ni alcooliques, ni drogués, ni violents. Alors, pourquoi pas nous ?

Ce qui me frappe, c’est la facilité avec laquelle le malheur arrive, tandis qu’il est beaucoup plus compliqué de revenir au bonheur. C’est peut-être notre regard qui est en cause, cependant : tout ce qui nous arrive de bien, nous le trouvons normal, nous ne le savourons pas assez, alors que les épreuves nous prennent de plein fouet, nous envahissent, nous obsèdent. Nous mettent à genoux. La leçon, c’est de prêter attention à chaque instant de bonheur, même si c’est minuscule.

Vos personnages de femmes sont particulièrement forts, comme s’ils existaient vraiment. Ce n’est pas un hasard, non ?

D’abord, c’est le jeu de l’auteur que de faire croire au lecteur que tout ce qu’il raconte dans son roman pourrait être vrai… mais parfois, cela se double d’une réalité effrayante : c’est (presque) vrai.

Quand j’ai cherché quelle histoire inscrire dans ma casse de voitures, j’ai tourné en rond un moment, et puis le déclic est venu : il me suffisait de tendre la main pour prendre des histoires autour de moi, mais pas des légendes ou des fictions, non : des vraies trajectoires de vie. Je crois que c’est le roman qui m’a fait le mieux comprendre à quel point tout m’a été donné par ce que j’ai vécu, par les gens que j’ai rencontrés, par ce qu’ils m’ont raconté d’eux-mêmes.

Avec la distance qu’impose le roman, avec des nuances chronologiques, puisque Les larmes noires… se déroule dans quelques années, avec des arrangements avec la réalité aussi, je parle dans ce livre de la vie de gens que j’ai connus de très près ou de plus loin, qui sont vivants, ou morts pour certains, qui vivent à dix kilomètres de chez moi, ou à l’autre bout du monde à présent.

Peut-être est-ce cette réalité qui donne de la force aux personnages féminins de mon roman, encore une fois parce qu’en lisant leurs histoires, le lecteur se dit que cela pourrait être vrai. Que cela pourrait arriver. Et bien souvent, que cela est arrivé, à quelqu’un de leur famille, à des amis ou à des amis d’amis, bref. La réalité des personnages fait écho parce que, justement, c’est la réalité. Presque.

Ce n’est pas qu’un roman sombre, c’est aussi une histoire sur la solidarité…

C’est peut-être avant tout une histoire sur la solidarité. Lorsque des gens dégringolent dans la vie, il est rare qu’ils s’en sortent s’ils sont tout seuls. Si vous n’avez pas de famille (ou que vous avez coupé les ponts avec elle), pas d’amis, rien, à quoi allez-vous vous raccrocher quand vous serez au fond du trou ? Comme j’aime bien les images, prenons l’exemple de ces bêtes piégées dans des trous creusés par les chasseurs, qui s’épuisaient à essayer de sortir avant d’être tuées facilement quelques heures ou quelques jours plus tard. Si vous tombez dedans, comment pouvez-vous en sortir ? Eh bien, vous ne pouvez pas. Bien sûr, il y a quelques individus avec un instinct de survie hors du commun qui vont réussir à creuser une sorte de galerie montante sur le pourtour du trou, et atteindre la surface. Mais 99% des gens n’y arriveront pas.

Si vous avez dix trous avec dix personnes, vous avez dix cadavres en puissance. Mais il suffit qu’une seule autre personne passe sur le même chemin et décide de les aider, et tout le monde peut être sauvé.

Etre autonome, être indépendant, c’est une force. Mais parfois, ce n’est pas assez. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans ce roman, parce que toutes ces femmes, individuellement, sont des forces vives ; mais prises dans quelque chose qui les dépasse, il n’y a qu’au moment où elles s’unissent qu’elles auront une chance de s’en sortir – à commencer par survivre, tout simplement.



Catégories :Interviews littéraires

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12 réponses

  1. Merci pour cette nouvelle interview de Sandrine Colette. Un réel plaisir.

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      merci à toi pour ton gentil message, ça fait plaisir de voir des gens prendre du plaisir à ces interview ;-). Et celle-ci est particulièrement belle

  2. belette2911 – Grande amatrice de Conan Doyle et de son "consultant detective", Sherlock Holmes... Dévoreuse de bouquins, aussi ! Cannibal Lecteur... dévorant des tonnes de livres sans jamais être rassasiée, voilà ce que je suis.

    Un putain de roman fort, de l’émotion partout, des personnages attachants, des histoires belles mais tristes, en un mot j’ai adoré !!

  3. Superbe interview ! Moi aussi je trouve que l’idée de la Casse est épatante. J’ai aussi été happée par le destin de ces femmes qui paraissent si vraies en effet.

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      J’ai été aussi très touché par cette très belle interview

  4. https://polldaddy.com/js/rating/rating.jsWouah ! Je viens juste faire un petit tour trimestriel sur ton blog (désolée de ne pas être tous les jours au RV), et je tombe sur l’interview de Sandrine Collette, qui m’époustoufle à chacune de ses parutions et qui m’ensoleille à chacune de nos rencontres. C’est très fort, très émouvant ! J’aime beaucoup Colette …… Mais oui toi aussi je t’aime ❤ 😉

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      ahah mais j’adore tes visites trimestrielles ! ;-). Oui cette interview est touchante, à l’image de ce livre. Je t’embrasse 😉

  5. Collectif Polar : chronique de nuit – Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

    Que dire, si ce n’est que j’ai adoré ce livre, que j’ai adoré discuter de ce livre avec l’auteur et que j’adore cet entretien que vous avez eu tous les deux autour de ce titre.
    Bon tu sais mon amour inconditionnel pour la prose de Sandrine et je suis heureuse que Les larmes noires sur la terre t’aient tellement plu !
    Merci mon ami pour cela aussi !

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      Cette interview est très belle, à l’image vraiment de ce que propose ce livre

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