Interview littéraire 2016 – Sophie Aslanides, traductrice

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Je poursuis mes entretiens en rapport avec les différents métiers du livre pour mettre une nouvelle fois en lumière un maillon essentiel de la chaîne : le métier de traducteur.

Sophie Aslanides est devenue incontournable dans le domaine et s’est faite connaître par ses traductions de romans noir (mais pas que), dont les romans de Craig Johnson.

La sortie récente du dernier roman de l’auteur, A vol d’oiseau, est une excellente occasion de discuter avec elle de son métier, de sa vision des choses et de son rapport avec les romans du cow-boy Craig.

Comment définiriez-vous votre métier de traductrice ?

C’est un très beau métier, varié, passionnant, déstabilisant souvent, et presque toujours exaltant.

Chaque nouveau texte m’embarque dans un nouveau parcours, de la version originale à la traduction dite « finale », avec un défi à relever, celui de donner au lecteur français une expérience de lecture qui soit la plus proche possible de celle que vit le lecteur du texte anglais ou américain.

Hasard ou envie ? Comment en arrive-t-on à la traduction ?

Envie forcément, sinon, c’est franchement difficile !

Hasard, oui, du fait même des contours de la profession : chaque livre donne lieu à un nouveau contrat. Au départ, un éditeur choisit de proposer un texte, vous faites un essai sur trente ou quarante pages, il décide ou non de vous confier la traduction.

En ce qui me concerne, j’ai commencé tout doucement, en gardant mon autre métier à plein temps, jusqu’à ce que, environ cinq ans plus tard, je sois suffisamment « implantée » pour pouvoir légitimement me poser la question du rééquilibrage de mes deux activités.

Depuis quelques années, je traduis plus que je n’enseigne, et j’ai la chance de travailler sur des textes magnifiques et variés.

Après toutes ces années de traduction, avez-vous une méthode bien rodée ?

Oui, bien entendu. Il est naturel de chercher à perfectionner ses procédures de manière à gagner en efficacité, par exemple. Je ne vais pas vous révéler tous mes petits secrets, mais je peux vous faire quelques confidences.

Même si internet est une invention formidable pour nous, la recherche d’une information factuelle peut prendre un temps infini – les différentes parties d’une carabine Sharps, quelle séquence de gestes on fait pour l’armer, viser, tirer. Après des jours à me perdre dans les méandres d’internet, à lire des blogs de collectionneurs passionnés auxquels je ne comprenais rien, je suis allée voir un armurier dans sa boutique et pendant deux jours entiers, il a répondu à mes questions de béotienne. Un gain de temps inestimable.

Pour revenir à la notion de méthode, je cherche très tôt des « experts » que je vais pouvoir assommer avec mes questions pendant que je traduis…

Vous permettez-vous de vous éloigner de la traduction littérale pour vous rapprocher davantage du sens ? En d’autres termes, quelle est la part de création dans une bonne traduction ?

Je ne crois pas qu’on puisse répondre à la question posée en ces termes. Il y a des bonnes et des mauvaises traductions, et la différence ne se réduit pas à traduction plus ou moins littérale. En ce qui me concerne, je ne traduis pas en me demandant si je peux « laisser ça en français » ou pas ; je me demande quels moyens linguistiques la langue française met à ma disposition pour rendre le sens et l’effet et la musique et l’émotion produits par l’anglais.

J’opère des choix et j’essaie d’évaluer dans un deuxième temps si ces choix donnent lieu à un texte qui correspond à ce que je cherche à obtenir. Cette évaluation est difficile, parce que ma lecture est brouillée par le travail en amont ; alors, je m’appuie sur mon entourage – les membres de ma famille qui ont la générosité de me relire (ou m’écouter lire), l’équipe éditoriale à qui je remets ma traduction.

En général, êtes-vous en contact avec l’auteur durant la phase de traduction ?

Je le suis quand cela me paraît nécessaire pour éclaircir des intentions qui sont opaques pour moi, à cause d’une référence culturelle que j’ai du mal à saisir parce que je ne vis pas dans le pays, par exemple. Le but est d’obtenir un texte qui soit le plus fidèle possible.

Et souvent, je rencontre les auteurs après, lorsqu’ils viennent en France pour la promotion de la version française. C’est toujours passionnant de pouvoir échanger avec la personne qui a écrit un texte sur lequel on a passé plusieurs mois.

Comment évolue le métier actuellement, à votre sens ? Peut-on dire que les traductions sont meilleures que par le passé ?

C’est une évidence ! Il y a encore quelques décennies, on se permettait de couper des passages dans les textes, des descriptions qu’on jugeait trop longues, des dialogues qu’on trouvait laborieux.

Aujourd’hui, on ne ferait plus des choses pareilles. Il me semble aussi que grâce aux recherches en linguistique, on est plus sensible à des enjeux comme les idiolectes ou la façon de rendre des accents régionaux.

Le discours direct d’un personnage noir dans un roman américain ne sera plus transcrit en omettant tous les « r », par exemple, ou un paysan du fond de l’Arkansas ne parlera pas comme un Bourguignon.

Parlons un peu des romans de Craig Johnson dont vous êtes la traductrice attitrée. L’auteur arrive-t-il encore à vous surprendre ou avez-vous l’impression de le connaitre par cœur à force de vous occuper en profondeur de ses textes ?

Non seulement il me surprend, mais je trouve chaque roman meilleur encore que le précédent, encore plus riche, encore plus fouillé. Je connais certaines choses par cœur, la manière dont parlent ses personnages, que j’ai définie une fois pour toutes dans le premier roman et que je retrouve intuitivement, presque inconsciemment, chaque fois que je m’attelle à un nouveau roman.

La relation d’amitié privilégiée que j’entretiens avec Craig me donne un atout important : nous parlons beaucoup de ses livres, de son écriture, de ses choix, et c’est non seulement passionnant mais très éclairant.

L’écriture de Craig Johnson se caractérise par un humour assez personnel. Est-ce plus compliqué de traduire les traits d’humour et les jeux de mots ?

Les traits d’humour et les jeux de mots sont difficiles à traduire pour plusieurs raisons. Souvent l’humour joue sur des références culturels, des clichés par exemple, autrement dit, un univers partagé. La difficulté réside dans le fait de trouver l’intersection des univers culturels d’un lecteur français et d’un Indien crow pour pouvoir y jouer.

Les jeux de mots posent un autre type de problème. L’homonymie (le pêche le fruit et la pêche à la ligne) ou l’homophonie (verre, vers, ver, vair) sont difficiles puisqu’il y a très peu de chance qu’on trouve le même type de phénomène dans la langue cible. Dans ces cas-là, il faut chercher autrement, privilégier l’effet produit – essayer de faire rire ou sourire le lecteur – quitte à recourir à un autre type d’humour (plausible dans la situation, évidemment).

Les noms des indiens de ses romans ne sont volontairement pas traduits. Etait-ce votre décision ou celle de l’éditeur (ou les deux) ?

Je trouvais que Henry Ours Debout, Lonnie Petit Oiseau ou Dena Camps Nombreux pouvait vite devenir ridicule. En plus, les noms américains sont des traductions des noms indiens d’origine (Sitting Bull est la traduction du lakota Tatanka Yokanta par ses contemporains Blancs).

Les Indiens d’aujourd’hui manient les deux noms comme ils manient souvent les deux langues, celle de leur peuple et l’anglais américain. Ceci dit, il se trouve que la position d’Oliver Gallmeister et la mienne convergeaient sur ce point, c’était facile.

Et si vous deviez décrire l’évolution de l’écrivain Craig Johnson au fil du temps et celle de votre manière de le traduire ?

Ses romans sont de plus en plus puissants, avec des constantes qui sont présentes depuis le premier, parmi lesquels des personnages très construits et complexes, une imbrication entre l’humain et la nature, des variations de rythme dans la narration, des dialogues ciselés.

En même temps, tous sont différents, avec un centrage sur un aspect spécifique de la culture de l’ouest américain.

J’éprouve toujours un certain étonnement quand je constate à quel point les personnages de Craig me sont familiers. Je sais d’instinct comment ils parlent, quels sont leurs tics de langage, comment je les ai décrits précédemment. Cela me laisse du temps pour me concentrer sur les aspects plus nouveaux, le contexte historique ou culturel, dans lequel il faut que je me plonge…

Vous avez participé à une « battle » de traducteurs dans le cadre des Quais du polar 2016 sur un texte de Craig Johnson justement. Le fait de bien le connaitre vous a-t-il amenée à traduire différemment que votre collègue à chaud ?

L’exercice était passionnant !

Effectivement, le fait que je traduise régulièrement les romans de Craig me donne une autre manière d’aborder la traduction. J’ai des impératifs de cohérence que le traducteur d’un passage n’a pas. Par ailleurs, je connais bien (pour les avoir vus de mes yeux) les lieux décrits par Craig. Ça aide…

En même temps, c’était très enrichissant de voir comment un autre traducteur abordait ce texte justement sans a priori, la marge de liberté qu’il s’octroyait.

Quelles sont vos traductions en cours ou à venir ?

Je viens de rendre un gros roman britannique, qui n’a rien de polar, une écriture magnifique, une construction d’une grande intelligence. J’ai beaucoup appris sur les combats aériens de la RAF, les différents types d’avions, les aspects techniques des bombardements par certaines forces anglaises. Ce travail a aussi été l’occasion de très belles rencontres, avec un ancien pilote qui avait mille anecdotes à raconter, un illustrateur passionné d’avions anciens, un historien spécialiste de cette période.

Je vais consacrer mon été au cinquième roman de Duane Swierczynski qui sera publié chez Rivages… En terrain connu, à nouveau…

Le mot de la fin ?

Je voudrais vous remercier, vous personnellement, et plus largement, vous blogueurs, journalistes, chroniqueurs et autres généreux « lanceurs d’alertes » sur les livres, de parler de nous, les traducteurs.

Grâce à vous, les lecteurs sont de plus en plus conscients de notre travail, de notre rôle ; c’est une bonne chose pour la profession et plus largement, pour la place de la littérature étrangère sur le marché français.



Catégories :Interviews littéraires

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15 réponses

  1. Très intéressant, de bon matin avec le café, ça passe bien…..;)

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      je suis l’ami du petit déjeuner 😉

  2. Merci pour cet entretien, il est vrai que l’on ne parle pas beaucoup des traducteurs, ils jouent pourtant un rôle primordial pour un livre en langue étrangère , mal traduit ou traduit approximativement, un roman perd de sa qualité.

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      Oui, ça me tient à cœur de mettre en avant les traducteurs de talent

  3. Smadj – Plus que des quatrièmes de couverture, plus que des résumés de films, c'est de la passion et de l'émotion que vous découvrirez ici.

    C’est tout simplement passionnant 😊

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      Absolument 😉

  4. Très bel entretien, merci !

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      Merci à toi 😉

  5. Collectif Polar : chronique de nuit – Simple bibliothécaire férue de toutes les littératures policières et de l'imaginaire.

    Héhé elle était pour moi celle-ci ! 😉 🙂

  6. Super interview ! N’hésite pas à le partager sur le groupe FB Gallmeister 😉

  7. Ai rencontré en même temps Craig Johnson et Sophie Aslanides, remarquables tous les deux de gentillesse et d’intérêt pour leurs lecteurs. Lectrice de Johnson depuis longtemps en français mais aussi dans le texte, je peux ajouter combien sont formidables les trad. de S. Aslanides.
    Merci pour cet entretien.

  8. Ai rencontré Craig Johnson et Sophie Aslanides en même temps remarquables par la gentillesse et l’intérêt qu’ils portent à leurs lecteurs. Pour lire Johnson en français et dans le texte original, je peux témoigner de la qualité du travail de la traductrice ! Merci pour cet entretien.

    • Yvan – Strasbourg – Les livres, je les dévore. Tout d’abord je les dévore des yeux en librairie, sur Babelio ou sur le net, Pour ensuite les dévorer page après page. Pour terminer par les re-dévorer des yeux en contemplant ma bibliothèque. Je suis un peu glouton. Qui suis-je : homme, 54 ans, Strasbourg, France

      Oui ils sont épatants tous les deux, à tous les niveaux 😉

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