La parole est donnée à Gilles Dumay, responsable de la collection Lunes d’encre chez Denoël. Une collection absolument unique à mon sens, pour qui recherche de la belle et intelligente littérature de l’imaginaire.
Une collection qui a droit à ma reconnaissance éternelle pour publier l’immense Robert-Charles Wilson et qui vient de sortir, par exemple, un bien beau roman : Le Chemin des dieux de Jean-Philippe Depotte (ma chronique de ce superbe bouquin et l’interview récente de l’auteur).
Merci pour cet entretien vraiment passionnant.
Quelques mots pour présenter votre maison d’édition et votre collection « Lunes d’encre » aux lecteurs…
Lunes d’encre a été créée peu de temps après mon arrivée chez Denoël en 1998, les trois premiers titres sont sortis en octobre 1999. C’est une collection d’imaginaire au sens large, c’est à dire qu’on y trouve de la science-fiction, beaucoup, de la fantasy, un peu, de la fantasy urbaine, du fantastique, de l’horreur, de l’insolite et même des westerns !
Pour moi, ça toujours été un territoire de liberté aux frontières très vagues.
Et si vous deviez définir en quelques mots votre ligne éditoriale ?
J’essaye (je ne dis pas que j’y arrive toujours) de publier des textes qui allient imagination et ambition stylistique (et parfois je succombe à la nostalgie en rééditant mes lectures adolescentes : Les Loups des étoiles).
En tant qu’éditeur, la fantasy post-Tolkien écrite au kilomètre ne m’intéresse pas, comme toute cette fantasy urbaine saucissonnée en interminables séries de vampirettes ou de tueuses de démons. Il y a un public pour ça, qui est ravi d’en avoir de pleines caisses chaque mois, tant mieux (pour être franc, il m’arrive même d’en lire, notamment chez Orbit).
Pour Lunes d’encre, je cherche des choses un poil plus corsées. Quand je m’aventure du côté des loups-garous et des démons c’est avec Glen Duncan et Richard Kadrey, qui ont l’un comme l’autre une sacrée plume. Duncan est capable d’une introspection vertigineuse ; Kadrey pourrait écrire les dialogues de Tarantino… si Tarantino ne le faisait pas lui-même.
Même ambition du côté de la SF, je publie Christopher Priest, Ian McDonald, de sacrés stylistes. Robert Charles Wilson a un style plus « classique », mais il parle au lecteur de Simak que j’étais à 12, 13 ans. Et ce serait une erreur de croire que son style est simple ; c’est très dur d’écrire avec un tel soucis de l’émotion juste. Et j’allais oublier Bradbury ! Du côté des français, Kloetzer, Merjagnan, ne sont pas « évidents », mais Jean-Philippe Depotte, par exemple, est là pour le côté « raconteur d’histoire-né ». Son sens du romanesque est époustouflant.
Pouvez-vous nous présenter vos dernières publications ?
2013 est l’année de tous les dangers, je l’ai toujours considérée comme telle. J’ai donc un programme resserré (9 titres) et assez blindé.
En janvier, nous avons publié Le Dernier Loup-Garou de Glen Duncan (lien vers ma chronique), je suis content du succès rencontré par ce lycanthrope philosophe (on avait fait un gros tirage de tête, on a retiré au bout d’un mois).
En février, j’ai réédité La Trilogie Divine de Philip K. Dick avec une traduction harmonisée et une postface passionnante d’Etienne Barrilier.
En mars, Sandman Slim de Richard Kadrey, une friandise de fantasy urbaine pleine de fusillades, de jurons et d’idées complètement barrées (là, je suis pour le moins déçu du démarrage en termes de ventes, du peu de critiques sur Internet et ailleurs).
En avril, le livre fou de l’année, Anamnèse de Lady Star de L.L Kloetzer ; un labyrinthe littéraire qui j’espère aura au moins un prix, pour saluer tant ambition. Je crois pas qu’on ait lu de livre de SF francophone aussi ambitieux depuis La Horde du contrevent d’Alain Damasio.
En mai, Le Chemin des dieux de Jean-Philippe Depotte que vos lecteurs connaissent bien. Si on aime l’imaginaire et si on aime le Japon, on ne peut pas passer à côté.
En juin, une réédition : Le Village des damnés (suivi de) Chocky de John Wyndham. Deux textes majeurs de la SF anglaise.
Au second semestre, « du lourd » comme disent les jeunes, Christopher Priest, Ian McDonald et les frères Strougatski, avec un des livres les plus étranges de la SF mondiale : L’Escargot sur la pente.
Sur quels critères vous basez-vous pour choisir les manuscrits à publier ou les romans à traduire ?
Difficile de répondre. Disons que la collection alterne nouveautés et classiques (révisés, retraduits, etc). C’est déjà un critère. Ensuite il y a mes goûts évidemment (qui jouent surtout sur les auteurs de langue française).
Par ailleurs, j’ai toujours assumé l’héritage SF de Denoël : Bradbury, Asimov, Dick et tant d’autres. C’est un héritage facile à assumer, mais ça prend des cases dans le programme et, soyons honnêtes, c’est surtout là-dessus qu’on fait son beurre.
Notre titre le plus rentable de ces dernières années c’est l’intégrale H2G2 de Douglas Adams. L’achat des nouveautés est compliqué, les textes qui me plaisent montent très vite en prix, et je peux sans trop me tromper dire que j’arrive à en avoir 1 sur 4, les trois autres partent ailleurs.
C’est une des limites de Lunes d’encre, c’est une petite collection, pas une grosse machine de guerre.
Vous avez pris comme parti de proposer une ligne resserrée de sorties chaque année. Pourquoi ce choix ?
Déjà je suis tout seul (je n’ai pas d’assistant), et je fais beaucoup de trucs tout seul ; ensuite la surproduction est en train de tuer l’imaginaire en librairie, j’ai pas trop envie de participer à ce que je dénonce depuis dix ans.
Le mois de publication est-il stratégique selon le type de roman retenu ?
Oui. Mais pas tant que ça. Faut faire attention, il ne faut pas publier son gros coup de l’année en juillet, surtout si on a besoin de presse pour le faire connaître. Et puis je ne publie pas que des romans, j’adore les nouvelles et je publie souvent des recueils, au moins un par an. Cette année ce sera La Petite déesse de Ian McDonald qui (pour sa parution dans la revue Bifrost) a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire 2013.
Recherchez-vous un équilibre entre publications de romans étrangers et romans francophones ou le choix se fait-il uniquement selon vos coups de cœur ?
Sur le simple plan du budget de la collection, il faudrait que je publie moins de traductions, après je ne veux pas publier un francophone pour de mauvaises raisons, il faut vraiment que j’y croie, que je sois enthousiaste, etc.
Un ami m’a dit un jour : ne publie jamais un « pourquoi pas ». Il faut toujours qu’il y ait une raison forte pour publier un livre. Je devrais me faire tatouer ça sur la main gauche ; en fait, on devrait obliger tous les éditeurs à se le faire tatouer…
Comment vivez-vous la crise actuelle au travers de votre profession ?
Pas bien. Je suis légitiment inquiet.
Quelle est votre position par rapport au numérique ?
Celle du groupe Gallimard. Par la force des choses…
Estimez-vous que les blogs peuvent avoir un réel rôle à jouer dans l’évolution du monde de l’édition ?
Je suis très enthousiaste, attentif, concernant les blogs. La presse classique ne parle pas beaucoup d’imaginaire, même si Lunes d’encre a beaucoup de chance comparée à d’autres.
On a eu Le Monde, Libération et Télérama sur Le Dernier Loup-Garou, plus Mauvais Genres sur France Culture.
Pour revenir à votre question, je suis les blogs de près, je tisse des liens avec les uns et les autres, j’offre des livres, mets en place des partenariats. C’est une force, c’est aussi un lien étroit avec le lectorat, et comme je suis bavard, une source infinie de sympathiques bavardages.
Catégories :Interviews d'éditeurs, Littérature
Ah, j’adoooore !! Encore un entretien qui donne envie de lire !